Derrière ton masque ...

La pouliche galopait à en perdre haleine. De temps à autre, elle se retournait, pour vérifier qu'aucun indien ne la suivait. Elle n'avait pas le droit, et le regard des chevaux qui se posaient parfois sur elle quand elle paraissait s'éloigner un peu trop des tipis laissait bien paraître qu'ils savaient qu'elle allait faire une connerie. Mais elle avait réussi à fuir, alors qu'elle avait prétendu de sa hautaine voix à l'étalon bai qui la surveillait qu'elle n'allait pas se faire capturer en allant boire à la rivière. Et comme la silhouette d'Anoki, la monture du chef n'était pas dans les parages, il lui ordonna de rester là en attendant qu'il s'entretienne avec lui pour savoir.

   Mais qu'il était naïf … On parlait bien de Flamme, la champagne qui n'obéissait à strictement aucune règle. Alors, quand il était suffisamment loin, elle partit à vive allure, indifférente aux cris des enfants qui la pointaient du doigt. Mais elle était trop loin, ce n'était plus qu'un petit point orangé qui rapetissait à vue d'œil. Sur le chemin, elle s'interrogeait. Comment ses camarades, d'un an ou moins, pouvaient se priver de leur liberté ainsi ? La peur de désobéir et de se faire gronder … Pauvres petits choux …
 
     La yearling galopait encore, elle suivait le long de la rivière. Ce ne fut que lorsque son souffle se fut plus court, que ses jambes commençaient à la faire souffrir qu'elle ralentit enfin. Elle s'approcha à petits pas de la source puis but à grandes gorgées. L'eau la rafraîchit enfin, et quand elle fut rassasiée, elle s'admira dans le reflet doré du petit courant. Son toupet enflammée ondulait délicatement, tandis que ses magnifiques yeux brillaient doucement, d'une belle lueur amicale. Lueur si rare, finalement. Et quand elle cessa de s'admirer, elle recula doucement.

    Et, horreur, sentit une odeur équine. Inconsciemment, les discours du kerry bog lui revinrent en mémoire. Mais elle ne perdit pas la face, et se retourna d'un bond.

     Un monstre. Un géant. Elle faisait face à un géant. Il était énorme, il faisait le double, le triple d'elle. Flamme se força à inspirer tout doucement, parce qu'elle commençait à avoir peur. L'étau lourd qui s'était formé dans son poitrail, tandis que ses respirations se faisaient plus régulières, se desserra. Là, elle était voilà. Elle prit le temps d'observer le Titan qui se dressait devant elle, au rythme effréné de son cœur qui battait intensément, aux crins de son toupet qui n'étaient pas en place, à ses yeux. Son œil de feu, et son œil de glace. Elle fut subjuguée par ce regard, par cet étalon qui paraissait si peu fréquentable. Qui paraissait fou. Qui paraissait vouloir la tuer.

    Qui était-il pour l'intéresser à ce point ? Pourquoi elle ne trouvait rien à redire, comme habituellement. Même ses naseaux frémissants aussi grands que la région du Cimarron n'arrivaient pas à la rassurer. Il fallait qu'elle se reprenne. Il fallait qu'elle se moque. Il fallait. Sa répartie si connue et si crainte n'allait pas s'évaporer, n'allait pas se faire pulvériser par ce mâle à la robe brune. Pour se réveiller de ce si mauvais rêve que de se sentir muette, minable à côté de ce mur, elle secoua son encolure, et sa crinière de feu s'enflamma l'espace d'une seconde, quand elle s'envola le temps d'un instant. Ses cordes vocales se dénouèrent et elle retrouva sa voix bien narquoise habituelle :
"Et bah alors, elle est où, la politesse ? On dit même plus bonjour ?! C'est du beau, ça !"

     Elle n'en revenait pas. Elle avait osé. Elle avait osé. Les yeux grands ouverts, elle attendait la sentence du monstre.

   Le monstre se stoppa. Là. Maintenant, la terre cesserait de manquer s'écrouler au rythme de ses lentes foulées. Le temps sembla s'arrêter, alors qu'il la toisa, de ses iris si particulières, sœurs jumelles et à la fois contraires. Flamme ne détourna pas le regard, cherchant dans le doux bruissement de l'eau un son rassurant, ou dans le mouvement régulier de l'herbe un foyer dans lequel déposer sa peur. Son frêle flanc était parcouru de secousses, qu'elle ne pouvait, malgré ses efforts, masquer. Il allait savoir que c'était lui qui lui faisait un pareil effet. Mais elle ne voulait pas que ce titan soit au courant du flou qu'il mettait dans son cerveau inquiet. Elle ne serait après ça que sa marionnette, s'il savait qu'une action, qu'une parole, qu'un regard, la mettait dans un état pareil.
« Que Son Altesse m'excuse, j'aurais bien malencontreusement broyé ses jolis petits os si son babillement ne m'avait point averti de sa présence. »

Deux choses. Elle ne se rendit compte que de deux choses. Il avait tout de suite vu qu'elle était issu d'un sang princier, ou du moins, d'une belle famille. Que ça lui faisait plaisir ! Un sourire s'empara de son visage d'ange, un sourire qui la détendit immédiatement. Ses muscles se décontractèrent comme par un soudain enchantement, et la peur s'envola, comme cet oiseau qui dépliait ses ailes au loin. Un aigle, sûrement. Le nœud si douloureux dans sa poitrine s'évapora lui aussi, ne laissant qu'en tête à tête une princesse et un géant. La Belle et la Bête. Son narcissisme fit oublier à Flamme que ce n'était pas parce qu'il lui avait fait un semblant de compliment, qui pourrait aussi bien passer pour une critique, qu'elle était intouchable. Mais elle se contrefichait de tout maintenant. Quitte à mourir écrasée par ses sabots, il l'avait au moins complimentée.

   Par contre, chose qui ne lui faisait absolument pas plaisir, c'est qu'il la prenne pour une pouliche tout juste sevrée. Un babillement. Ouh, cet étalon et ses propos n'allaient pas faire long feu devant la pouliche de feu justement. Il n'irait pas bien loin s'il commençait à la chauffer, elle était déjà aussi enflammée qu'un incendie en pleine forêt l'été. Il n'attisait en ce moment que la braise qui sommeillait en elle, et qui ne tarderait pas à brûler. Ses prunelles d'ambre luisaient d'une lueur mauvaise, alors qu'elle répondit :
"Ce n'est pas très futé de se moquer d'une rare pouliche qui ose adresser la parole à un monstre de ton espèce."

   Elle fronça les sourcils, légèrement énervée, pas le moins du monde inquiète. Il n'oserait pas faire de mal à une perle de la sorte. Ce serait gâcher le peu de beauté de ce monde.

Le monstre parut se réveiller. Mais peut-être aurait-il mieux fallu que Flamme se taise, pour une fois. Qu'elle ne veuille pas voir dans ses iris différentes de la douleur. Était-il intelligent de se mesurer à un géant de cette taille ? Très clairement non. Et pourtant, elle l'avait fait, dans sa stupide témérité. Son œil de feu brûlait d'une volonté certaine qu'elle disparaisse, aucune lueur de bienveillance dans son regard de fou. Mais ça, elle ne le dirait pas. Elle ne voulait pas forcément finir sous les sabots d'un titan, des sabots de la taille de sa joue, voire de sa tête. Et son sentiment de gêne, d'une peur terrible, s'accentua quand il lui susurra d'une voix à lui en donner des frissons :
« Et il n'est pas bien futé de m'adresser la parole, très chère … »

    Oh, il lui répondait comme elle avait commencé à lui parler. Il s'inspirait d'elle ! Cette masse de muscles s'inspirait d'une petite pouliche d'ambre pour parler ! La fierté s'empara d'elle, c'était super, elle n'en revenait pas !
Ceci dit, il se rapprochait. Le sol reprit ses tremblements au fil de ses foulées, sa crinière épaisse se soulevant doucement. L'indienne n'en menait pas large, il fallait bien se l'avouer. Et pourtant, elle refusait de se laisser emporter par cet étalon qui l'intriguait autant qu'il l'effrayait. Elle aurait pu faire tout ce qu'il lui demandait, mais jamais elle ne se soumettrait, ce serait lui prouver qu'elle n'était qu'une jeune jument qui ne savait qu'obéir. Ses iris ambrées s'écarquillèrent encore plus, alors qu'il s'approchait, et qu'elle vit toutes ces cicatrices. Ces cicatrices qui gâchaient ce corps parfait, fait de muscles noueux et d'une épaisse couche de poils, qui ne demandaient qu'un coup de brosse. Mais cela lui amenait un petit côté sauvage, viril, même s'il n'en avait pas besoin. Il suffisait de plonger ses yeux dans ceux de ce mâle, et on lui appartenait. C'était compliqué de l'expliquer, en même temps, mais c'était simple, quand on se trouvait face à lui.
Ils se trouvaient à quelques centimètres, elle sentait son souffle, déplaçant son toupet merveilleusement mis de quelques centimètres, et le géant prit la parole :
« Je ne plaisantais pas. »

    La champagne déglutit avec difficulté. Il se semblait pas ressentir cette osmose, qui les reliait. Au contraire, il paraissait plutôt vouloir la détruire, et ça ne lui plaisait pas trop. Elle rétorqua, voulant peut-être briser la glace, et le détendre un peu. Il était moins magnifique quand il était aussi menaçant …
"Ca va, je rigolais. C'est juste un petit surnom comme ça, enfin pour détendre l'atmosphère …"

Flamme espérait de tout cœur qu'il éclaterait de rire. Il devait être si beau en train de sourire même. Mais la lueur sauvage dans ces yeux désunis était magnifique. Il n'y avait rien de plus beau. Elle voulait se noyer dans son iris bleue. Elle voulait brûler dans son iris ambrée. Mourir et vivre avec lui. Qu'était donc ce sentiment qui faisait si violemment battre son cœur, aussi rapidement que son poitrail tressautait ? Elle ne savait pas, mais il l'enivrait tellement. Elle oscillait entre rêve et cauchemar. Parce que la peur de se faire tuer par cet étalon immense était présente. Elle voulait apprendre à le connaître, elle le suivrait jusqu'au bout. Pourquoi ? Allez savoir, il se moquait d'elle, la menaçait, mais c'était la première fois que de telles émotions la prenait. Même si elle préférait suivre l'appel du pouvoir que celui du cœur, il n'empêchait pas qu'elle pouvait avoir le pouvoir et le cœur. Le pouvoir grâce au cœur.

Et sa voix si particulière reprit le dessus sur sa respiration saccadée.
« N'est-elle donc pas assez détendue à ton goût ? Même un aveugle verrait ta peur. »

La pouliche lui lança un regard meurtrier, avant qu'il ne se transforme en un petit sourire inquiet. Elle n'allait pas enfoncer le couteau dans la plaie, elle était bien assez en danger pour lui lancer une réplique assassine une nouvelle fois. Peut-être que c'était passé, mais pas aujourd'hui. Mais malgré tout, elle était un peu offensée. Il avait osé remarquer que sa technique de neutralité n'était pas au point. S'il n'avait pas été aussi imposant, une réplique bien violente aurait franchi le bout de ses lèvres. Mais ce n'était pas vraiment le moment. Malgré tout, elle resta de marbre devant sa remarque, bien qu'il dût remarquer ses yeux exaspérés. Puisqu'il était en train de la fixer.

Le temps semblait arrêté. Elle n'avait pas le choix, ne pouvait détourner le regard. Elle était hypnotisée par ce cheval aux allures de Titan. Anoki pouvait bien être à sa recherche, l'étalon alezan indécis pouvait bien galoper partout, effrayé de l'avoir perdu, Ozalee pouvait être inquiète pour son "amie". Une pluie d'étoiles pouvait bien leur tomber dessus, ça ne changerait rien. Il n'y avait qu'eux deux, dans ce décor féérique qui ne changeait rien à ce qu'il se passait. C'était trop fou. Il fallait le vivre pour comprendre. Tant d'idées se bousculaient dans sa tête. Le charme se rompit quand il fixa un autre point, alors qu'il l'interrogeait :
« Pourquoi restes-tu là ? »

Pourquoi restait-elle là ? Pour toutes ces raisons, parce que ses sabots ne lui obéissaient pas. Ils restaient plantés sur le sol, campés fermement. Son souffle se déposa sur ses naseaux de velours, un hurlement de douleur réduit à néant. Et elle ne voulait pas l'abandonner, le laisser seul, ainsi, alors qu'elle pourrait l'aider. Oui, l'aider. Et non le détruire. Le rendre moins susceptible, et qu'il apprenne à l'apprécier. Et leur proximité, elle voulait se coller à lui comme la ponette pie s'était collée à elle sur le haut de la montagne, mais avec plus de style. Dans tous les cas, elle avait plus de style.
"Je suis déçue. Je pensais être assez bonne actrice … Peux-tu m'apprendre ? Ca pourrait être chouette."

Elle tenta de le caresser dans le sens du poil. Peut-être qu'il aimait être au centre du monde ? Il y avait possibilités. Après tout, il ne passait pas inaperçu, et il pouvait apprécier cela. Comme elle. Elle répondit une nouvelle fois, préférant rester évasive. Sait-on jamais qu'il ne comprenne pas qu'elle ressente des sentiments non réciproques ?
"Je ne sais pas. Je ne peux pas."