Ailes consumées par la folie des autres

Stardust grommelait en s'enfonçant dans la neige fraîche. Il avait encore neigé cette nuit, par de grosses bourrasques, et il avait été très heureux d'être dans la stabule, réchauffé par la chaleur de ses congénères, mais aussi protégé du vent par les hauts murs du fort. Pourtant, en ce début de matinée, le caporal l'avait sorti de son confort, et emmené loin de ce lieu qu'il chérissait tant en ce maudis temps. Enfin, en tout cas, l'homme paraissait de bonne humeur. Par moments, il renversait sa tête pour engloutir des flocons solitaires, qui avaient oublié de tomber pendant la nuit. Et il chantonnait bruyamment, gâchant le doux silence hivernal si rare. Pas un rapace ne volait dans ce gris ciel bien triste.

    Le gris dressa les oreilles quand des effluves divers lui parvinrent. Ainsi ce n'était pas une patrouille sans but mais une vraie mission. Voilà qu'il ne regrettait presque plus son sommeil. Cela changeait. L'odeur, il la connaissait, et le lieu aussi. Il se trouvait donc chez les nomades, et, instinctivement, il commença à chercher ceux qu'il connaissait dans sa tête. Il y avait bien ce frison qu'il avait croisé lors d'une vente, mais ils n'avaient pas vraiment discuté, ni sympathisés, ou la jument qui avait effrayé Colère du Ciel. Ce qu'il était puéril. Mais il n'avait pas oublié Rey, la petite pouliche. Elle devait avoir bien grandi, depuis leur rencontre, qui datait bien de l'été. Il espérait surtout qu'elle n'ait pas fait de bêtises, du style quitter ce lieu paisible et sans danger pour affronter une réalité bien plus dure.

    Les tentes se rapprochèrent, il fut aussitôt dans le bain des nomades. Aussitôt, le fumet du butin de la chasse, l'odeur des autres équidés, lui collèrent à la peau, et il fut mélangé parmi tant d'autres. Le bipède le stoppa à proximité d'un enclos, et descendit, l'accrochant rapidement à un poteau, sans grande crainte que le pommelé parte au triple galop. Il engagea aussitôt la conversation avec un homme, et s'éloigna à grands pas, gesticulant dans tous les sens. L'étalon en profita donc pour observer les alentours, et ses iris bleutées se stoppèrent finalement sur le cheval qui était dans l'enclos le plus proche. Il n'y en avait pas autant chez les soldats, et il dût avouer que la vie chez les nomades étaient bien plus joyeuses que celle chez la cavalerie. Malgré ce que Colère pouvait inventer pour qu'on accroche à ses péripéties.

    L'équidé avait une robe bien particulière, mais il se devait de ne juger personne pour son physique. Après tout, il était bien tombé amoureux d'un machin à pois blancs, alors … Et puis pourquoi se moquer de ceux qui sont différents ? Doucement, il hennit :
"Bonjour !"

     L'autre se retourna, et la terreur dans ses yeux choqua Stardust. Et il se posa des questions sur son isolement. Peut-être qu'il était en fin de vie, mais il ne sentait pas la maladie. Il était dangereux ? Alors pourquoi il semblait effrayé par son appel ? C'était très étrange, mais il lui lâcha un sourire, pour le décoincer. Et il en profita pour l'observer, notamment une longue trace blanche partant de son œil jusqu'à sa joue. C'était assez perturbant, mais il n'y attacha pas d'importance, et préféra regarde l'inconnu droit dans les yeux.
« Bonjour...Qui êtes-vous ? »

   Il avait vraiment peur. C'était étrange, d'avoir peur des autres. Le gris observa les environs, inhalant les odeurs, cherchant vainement la petite pouliche parmi les grands chevaux. Mais il se demandait pourquoi ils étaient venus. Sûrement pour récupérer du gibier afin de nourrir les soldats. Mais en même temps, il s'en fichait, son seul problème pour le moment, c'était ce cheval ébène à la crinière pourpre et aux yeux peureux. Il ne fallait pas qu'il panique face à lui, alors qu'il ne faisait peur à personne. Préférant ne pas révéler son véritable grade, au risque de le faire fuir, le pommelé s'appuya contre la barrière, avec un peu de retenue (il avait peur qu'elle craque), il répondit :
"Stardust, je viens du fort des soldats. Et vous ?"

« Je...je suis Hok’ee, un solitaire...Un cheval sauvage. »
   Stardust fixa avec attention la réaction du cheval. Il se secoua, levant légèrement ses membres. Puis laissa sa tête tomber, mouvant presque les poussières sur le sol à cause de son souffle. Il lui faisait pitié, abandonné de tous. On comprenait son dépaysement, lui qui n'était donc pas habitué aux discussions. Et il devait se faire juger en permanence. Tenez, cet étalon noir qu'il avait déjà croisé. Il le regardait avec supériorité, ce qui choqua le gris plus que la détresse du noiraud. Il lui lança un regard furieux, et fit mine de le rejoindre. Aussitôt, le frison recula, et se fondit dans la foule, non sans un coup d'œil furibond. Mauviette. Jamais il n'avait voulu se battre avec ses pairs, mais jamais non plus ne comprendrait pas cette haine face à un équidé effrayé, différent.

    Il retourna vers celui à la crinière pourpre, et se réappuya contre la barrière, comme il l'avait fait précédemment. Il assumait pleinement de parler à cet Hok'ee, et voulait par ce geste montrer qu'il n'était pas dangereux de parler à ce cheval. Juste normal. Il n'avait pas honte, pourquoi avoir honte ? Pourquoi le juger ?
"Je vois. Tu n'apprécies pas ta nouvelle vie, à ce que je vois. Je peux faire quelque chose ?"

    "Je n'ai pas eu le choix de venir ici, je… Non, merci, rien en votre pouvoir..."

   Son sourire était bien hésitant, ainsi que ses paroles. Il n'était pas sûr de lui, et Stardust ne pouvait rien faire pour l'aider. Malgré tout, l'espoir qui brillait dans ses yeux auparavant éteints. Et cela n'avait pas de prix. Mais il comprenait toute la douleur dans cet être privé de sa liberté bienaimée. Le pommelé voulut lui remonter le moral et commença, un peu gêné :
"Vous savez … Moi aussi j'ai été jugé. Pas par mon physique, mais par le chemin de mon cœur. J'ai … Aimé un étalon soldat, lui aussi. Et au final ça n'a servi à rien du tout, on est pas, plus ?, ensemble."

     Il eut un petit rire embarrassé destiné à détendre l'atmosphère. Mais se livrer à cet inconnu lui faisait un bien fou. Mais en soit, ils n'étaient pas deux étalons lambdas. Non, des différents. Puisqu'ils connaissaient la même réalité. Une dure réalité. Le jugement. Il secoua la tête, et reprit :
"Je sais que c'est dur. Lui-même n'a pas l'air d'assumer. Un coureur de jupons, c'est tout ce qu'il est. Je n'étais qu'un trophée de plus pour lui."

   Sa voix se brisa aux dernières paroles. Il l'avait aimé, jamais comme quelqu'un d'autre. Mais ça n'avait servi à rien, tout ça. Juste à briser son cœur. Son cœur qui n'avait demandé qu'à aimer, et être aimé en retour.

  Il eut peur du jugement de cet étalon. Après tout, sa différence ne signifiait pas qu'il était pour tout ce qui semblait "bizarre". Qui ne l'avait pas observé de travers depuis qu'il avait affiché son presque-couple avec Colère ? Hurricane, peut-être. Il sentait bien les regards des autres, les jugements. Et son illusion déçue.
"Je suis désolé...pour vous. Les autres ne comprennent que rarement notre nature profonde."

   Voilà qu'il le comptait parmi ces personnes qui ne comptaient pas dans la norme. Les yeux francs du noiraud laissèrent place à un regard plus rêveur, alors qu'il reprit, un léger sourire sur le coin des lèvres :
"J'ai connu une jument, qui savait qui j'étais vraiment. A ce jour, elle est sortie de ma vie, et j'ignore jusqu'à tout de son devenir… Il faut essayer de conserver la volonté d'aller de l'avant."

   Le pommelé s'était encore plus approché, presque à s'accrocher des échardes dans le poitrail. Le bois le frottait, mais il n'était absolument pas attentif à la clôture. Il était parti dans les souvenirs du ledit Hok'ee, transporté par son incompréhension et sa tristesse. Enfin, son amertume. Que c'était douloureux, les histoires d'amour qui finissaient mal. Enfin, ce n'était peut-être pas de l'amour, mais tout semblait idéal pou. Idéal n'était pas vraiment adapté, mais bon.
"J'en suis désolé moi aussi. Remarquez, j'ai réussi à avancer. Je suis cheval de caporal, maintenant. Bon, il a le même cavalier que moi, mais bon. On fait avec."

     Il lâcha un petit rire sec. Malheureusement, on ne fuyait pas nos démons comme ça. Le tacheté ne lui lâchait pas les baskets. Mais au moins, ils ne patrouillaient plus ensemble, c'était un réconfort. D'un coup, Stardust se demanda si le nomade avait quelqu'un de confiance sur qui s'appuyer en cas de coup de mou, d'envie de discuter. Il le questionna sans détour :
[i]"Ils sont tous comme ça ? Personne de confiance ?"[i]

   Stardust se concentrait sur l'autre, bien qu'il était attentif à tous commérages. Si l'une de ces montures plus ridicules que les autres prenait la parole, il l'ouvrirait aussi. On le connaissait, le gris, tout gentil, compréhensif et attentionné, mais il se permettait des petits changements. Tant que c'était pour le bonheur des autres. Le sien passait après tout ça. Il fronça les sourcils, n'entendant aucune réponse, puis la voix plus confiante de ce Hok'ee s'éleva :
-Je ne sais pas, sait-on jamais? Tu ne voudras jamais essayer de sortir d'ici? D'échapper aux contraintes? C'est ce que je faisais jusqu'ici…

   Le pommelé lâcha son regard, et le laisser promener dans les alentours. Ils en étaient passé au tutoiement, c'était une bonne chose. Ses iris bleutées enregistraient tout, même les détails les plus anodins, de cette ambiance. De toute façon, il risquait de tout oublier d'ici le lendemain. Enfin, tout sauf le capturé. Celui-ci attendait d'ailleurs une réponse. Et il réfléchit. Il ne devait pas le pousser à s'échapper comme un malpropre, mais plutôt à lui apprendre que la vie pouvait être belle en captivité. Mais pour cela, il devait déjà avoir un minimum de convivialité avec les autres. Qui lui avaient plutôt pourri la vie.
"Oh. Tu sais, si j'y songeai avant, ce n'est plus le cas. Tu vas peut-être trouver ça étrange, mais être une monture pour les humains a tout de même des avantages. Tu vois, ne pas craindre sa vie quand tu essayes de sommeiller, discuter avec des amis tout en mangeant, même en hiver, ça a du bon !"

    Il n'était pas sûr que son discours produisait l'effet qu'il souhaitait, mais plutôt l'effet inverse. Tentant de se rattraper, il prit la parole, moins confiant :
"Enfin, les nomades sont des hommes bons. Tu n'es pas un méchant cheval, juste un cheval terrifié. Et je pense qu'ils vont s'en rendre compte, à moins d'être aveugles !"