"Au delà de la première impression"

   Trottant à un bon rythme, Stardust était perdu dans ses pensées. Oh, il était si heureux que Martin soit revenu ! Le rire de l'homme, son teint mâte, sa monte peut-être moins bonne que le caporal, mais la douceur de ses mains sur ses rênes, et ses discussions à lui-même. En ce moment, il se parlait encore tout seul, et les oreilles du gris étaient tournées vers lui, sensible à son ton. Il ne semblait pas très content, d'ailleurs, et l'aigreur de sa voix indiquait sa colère. Mais pourquoi était-il énervé ? Peu lui importait, si son nouveau grade lui causait des problèmes, ils étaient deux dans le même panier. Il ne lui en voulait pas, mais lui aussi était la victime de cette fonction différente de l'ancienne.

   Il commençait à être lassé des regards peu aimables que lui lançaient les autres. Ils étaient vraiment stupides au point de croire qu'il était responsable du retour de son propriétaire ? Sûrement que quelques uns n'avaient pas de cerveau, ou de la taille d'un insecte pour songer comme ceci. Bien sûr, ses congénères préférés étaient heureux pour lui, ou n'en avaient que faire, et il en était ravi. Mais ils étaient bien rares. Même Tialmah, le poulain d'Asrae … Oh, et Asrae. Elle était partie sans raison. Avait-elle oublié que ses enfants existaient ? Qu'ils avaient besoin d'elle ? Même s'il n'avait aucune raison de se sentir responsables de ces deux jeunes, le gris gardait un goût amer de cette fuite irresponsable et veillait secrètement à ce qu'ils aillent bien. Enfin, il gardait simplement un œil sur eux, parce que leur père … Oh, et Wolf's Song. Lui non plus n'était guère heureux pour lui. En même temps, il lui avait juste piqué son rôle, et il était relégué au simple rang de monture de soldat.

   Battant furieusement la queue, il frôla son cavalier, qui, sentant qu'il se contenait, demanda le départ au galop. Le pommelé partit à fond, menaçant de s'écrouler à chaque foulée à cause de sa forte vitesse. Mais Martin se redressa en lui laissant tout de même une certaine longueur de rênes pour qu'il ne soit pas dérangé. Ils traversèrent une longue plaine, et le doux bruissement de l'eau interrompit Stardust, qui ralentit sans même prévenir le bleu. Une rivière qu'il ne connaissait pas à ce jour avait fait on apparition, tout paisible.

    Le colonel sauta à terre, et s'agenouilla près du cours d'eau, et se rinça la tête. Il but longuement, et son étalon en fit de même. C'était si rafraichissant, mais si agréable. Et soudain, il entendit du bruit, et se retourna. Une immense jument, qui lui rappela cet étalon si désagréable et effrayant se dressait à quelques mètres de lui. Il la connaissait, elle était dans le fort, elle aussi. Tout le ramenait au fort, décidément. S'il était un peu ennuyé de devoir discuter, il sourit amicalement, et engagea la conversation, aimable :
"Bonjour ! Stardust, des soldats. Enfin, du colonel, on se connait de vue !"

  Sans se cacher, il détailla la jument. Il était tout de même, malgré son amertume due à son nouveau grade, intrigué de voir quel style de personnalité se cachait derrière cette énorme et musclée silhouette. Il ne lui avait jamais parlé, et supposait donc qu'elle était discrète, puisqu'elle n'avait la carrure qui passait le plus inaperçue. Ni sa robe, ni sa taille. Elle semblait être faite pour être admirée, observée. Malgré tout, elle était fine, un peu trop peut-être, mais cela mettait en avant ses atouts naturels. Stardust devait être bien ridicule face à elle, et il levait même la tête pour la regarder. Comme avec cet étalon, qui l'avait tant paniqué.
- Bonjour ! Athéna, enchantée.

  Le gris hocha la tête. Ce nom lui disait finalement vaguement quelque chose. M'enfin. Ses iris bleutées parcoururent un instant le magnifique paysage, même s'il se doutait que les arbres maigres devaient être plus majestueux vêtus de leur robe printanière. De toute façon, il profitait simplement de la beauté de ce panorama pour discuter gentiment avec cette femelle. Les deux hommes commencèrent à discuter, l'un juché en hauteur, l'autre à terre, la main frôlant les rênes de sa monture avec nonchalance. Martin savait bien qu'il ne partirait pas, c'était sûr et certain. Ils se connaissaient bien, désormais, et finalement, sa longue absence n'avait permis que de mieux se retrouver au jeune duo.
"Vous vous plaisez au fort ?"

    Ce n'était que par pure politesse. Elle pouvait très bien penser qu'il faisait son petit prince, à essayer d'avoir l'avis des autres pour tenter de réaménager son royaume, ce n'était pas le cas. Il aimait simplement que ses congénères soient heureux, ou du moins satisfaits de leur place, de leur vie, dans ce lieu pas toujours sympathique. Ca lui semblait logique, de s'intéresser à ses compagnons de fortune. C'était tout.

   La jument ne cessa de sourire, mais il sentait une réelle tension en elle. Stardust ne savait que faire, un peu mal à l'aise. Il piaffa, et jeta un coup d'œil à la rivière, juste derrière lui. Elle répondit, d'une voix toute aussi joyeuse :
- Oh, je crois que la vie y est assez douce, il y fait bon vivre !

   Le gris fronça les sourcils. C'était la première fois de sa vie, depuis son arrivée, qu'il entendait une telle réflexion au sujet du fort. Que l'existence y était supportable était une chose, mais qu'y vivre était agréable en était une autre. De plus, elle n'était pas à un cavalier en particulier. Et lui-même avait subi cette période, quand Martin n'était plus vraiment là, qu'il ne lui était pas encore attribué. Et il savait bien que changer de bipède, subir les foudres d'un homme un peu nerveux ou la peur d'un flippé. Quelquefois, oui, il y en avait de sympathiques qui montaient bien, mais c'était rare.

 Un soupçon s'empara de son esprit. Elle devait avoir vécu des atrocités dans sa vie pour songer une chose pareille. Il n'était pas vraiment empathique, mais aimait sentir ses congénères à l'aise, heureux, juste pour être satisfait lui aussi.
Je ne veux pas paraître indiscret mais … Vous êtes vraiment heureuse ici ? Enfin, je ne critique pas votre façon de penser, je n'oserai pas, mais vivre ici n'est pas vraiment une partie de plaisir, surtout quand vous avez des cavaliers que vous ne connaissez pas…

  Le gris était fortement mal à l'aise. Il n'arrivait pas à cerner cette Athéna, qui semblait être dotée d'une grande force, mais qui jouait les enfants. Il ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qui le gênait. Les deux hommes papotaient encore, et il craignait rester longtemps encore avec elle, à réfléchir avant de parler. Il détestait se mettre dans la peau d’un personnage pour ne pas froisser les autres. Il la fixa intensément, comme voulant se plonger dans sa tête, et déceler ce qui n’allait pas chez elle.
"Heureuse ? Mais bien sûr que je le suis ! Le désert est si chaud, si agréable, j'aime la poussière, et les humains me comblent de caresses et de friandises. D'ailleurs, uh uh, je crois que j'ai pris un peu de poids."

   Stardust se retint de ne pas regarder ses côtes saillantes. Il sentait qu’elle insistait lourdement, comme pour s’amuser avec lui, et se concentra. Elle en faisait énormément, et même ses propos, sensés faire passer le fort pour le meilleur lieu du monde le rabaissait encore. La plaine aride était si pleine de sable, qu’à chaque foulée ils s’envolaient jusqu’à le faire tousser. Et l’été, c’était si insupportable. Il ne savait pas qui appréciait suer à rien faire et étouffer entre quatre murs. Quant aux bleus, ils étaient, quand Martin était parti, et qu’il devait se taper des débutants ou des gros brusques qui lui arrachaient les rênes. Non, jamais ils n’avaient abusé des carottes, ou même de pain dur. Elle n’idéalisait que bien trop leur demeure. Et son rire ne sonnait que trop faux.

   Il perdit sa bonne humeur définitivement, alors que le lieu était magnifique, alors qu’il profitait pleinement, avant qu’elle n’arrive. Mais il n’arrivait pas à lui en vouloir, lui, le gentil cheval du colonel. Malgré la haine et la jalousie des autres sur son nouveau rang, il ne parvenait pas à en vouloir à cette jument. Elle avait peut-être passé une mauvaise nuit. A vrai dire, il lui arrivait rarement d’être d’une humeur de chien, et il arrivait à se contenir, pour les autres. Tous ne devaient pas avoir ce pouvoir. Il répondit, un peu sur ses gardes :
“Je ne suis pas sûr que vous me preniez au sérieux. Je pense même que vous me prenez pour un imbécile.”, fit-il, étonné de sa propre audace. Il n’aimait pas parler ainsi, mais à force de le prendre pour un équidé dénué d’encéphale, la moutarde lui montait aux naseaux. Ses yeux bleus reflétaient son manque d’enthousiasme à l’idée de sortir ces mots, et rapidement il se remit à parler, tentant de rattraper un peu sa colère froide, en souriant :
“A vrai dire, je suis heureux que vous le soyez, et que tout le monde ne déteste pas le fort. Il a ses côtés positifs, il est vrai ! Dormir au chaud et ne pas souffrir de la faim l’hiver !”

Stardust ne savait plus vraiment où se mettre, mais il ne se permettait pas de lancer des regards vers les deux hommes qui parlaient, parce que ce n’était pas très sympathique. Cela pourrait signifier à la géante que leur conversation ne lui plaisait pas, ce qui était un peu le cas. Son côté guilleret avait quelque chose de faux, comme si elle s’était glissée dans un rôle qui ne lui appartenait pas. Celui de la pouliche un peu niaise qui ricanait pour un rien, et qui approuvait chacun de ses propos.

D’une voix paradoxale compte tenu sa taille, elle répondit :
« Exactement. Le Fort est un vrai paradis. »

Le gris grimaça intérieurement, se demandant comment se dépatouiller, et partir loin de cette piètre actrice. Personne, ni même lui, qui était pourtant fort à l’aise entre ces quatre murs de bois, ne pouvait dire qu’on s’y plaisait à ce point. Les indiens, eux, avaient une vie fort confortable, à osciller entre sauvagerie et domestication. Eux, ils pouvaient vagabonder à leur guise, même si les récentes disparitions les obligeaient à rester dans le secteur de leur campement. Alors, elle, si maigre, ne pouvait avouer cela. Ce mensonge.
« Je suis vraiment désolée si c’est l’impression que vous avez, ô grande monture du caporal. Je ne voulais absolument pas … Absolument pas dire quoi que ce soit dans ce sens, je suis … Vraiment désolée … »

Et voilà qu’elle en rajoutait, à le placer à un stade supérieur que le sien, comme si son rôle le transformait en un grand cheval héroïque. De plus, ce n’était que parce qu’il avait changé de propriétaire qu’il avait grimpé dans la hiérarchie. Lui-même n’était pas dérangé, avant, quand il avait une petite vie stable, entouré de Martin et des autres, de ceux qu’il appréciait. Le caporal était un homme bien, mais son cavalier de cœur restait le brun et rien ni personne ne le délogerait.

« Ce n’est pas parce que je suis la monture du caporal que je suis quelqu’un de différent. Un cheval de patrouille peut valoir mieux que Khyda ou Wolf’s Song. Nous n’accompagnons que nos cavaliers, hein. Je n’ai absolument rien demandé, vous savez », expliqua-t-il, totalement neutre, quoiqu’un peu intrigué par la tournure de la discussion. Même s’il préférait les regards mécontents des jaloux plutôt que ceux plein d’admiration de la jument qui ne se lassait de l’observer avec des yeux écarquillés.