Ex anima, ft Wolf's Song

 Brisé. Abandonné par le bonheur, qui décidait qu'il était tant que la chance arrête de lui sourire. Que sa vie ne devienne plus qu'un boulet, une existence de déprime, de regrets et de remords. Il n'aurait pas la force de surmonter cet obstacle, de s'appuyer sur quelqu'un, un pilier, qui saurait lui redonner l'envie furieuse d'avancer, encore et encore. Parce que cet obstacle était infranchissable. Jamais il ne pourrait trouver l'énergie de dépasser la mort de son fils qu'il n'avait jamais connu. Plus qu'un père affreux, immature qu'il aurait pu être, cet enfant, le sien, ne l'avait jamais rencontré. Son instinct paternel, sitôt réveillé, s'était écrasé sous le poids de cette responsabilité qu'il n'aurait jamais souhaité avoir. Et pire que tout, il aurait pu se sentir capable de retrouver ce jeune étalon, s'excuser, quitte à passer le pire moment de sa vie. Non, puisqu'il ne vivait plus. Il aurait du être à sa place, en mauvais géniteur qu'il avait été. Il aurait même dû aider la mère, cette jument si frêle et pourtant si violente, qui s'était acharnée sur lui, autant physiquement que mentalement. Ses plaies récentes sur son poitrail musclé cicatrisaient à peine.

 Martin ne savait plus quoi faire de cette monture, qui, accablée par les regrets, était de furibonde humeur. Les saluts s'amitié des autres, qui s'inquiétaient de son état alarmant, étaient suivis de hennissements furieux. Ils voulaient qu'on le laisse tranquille, qu'on arrête de lui demander s'il allait bien. Parce qu'il n'irait plus jamais bien. Comment pouvait-on survivre, après une pareille annonce ? Au moins, dans son ancienne innocence, il avait su profiter des plaisirs simples de la vie. Désormais, aucune seconde ne se passait sans que le visage enfantin d'un poulain qu'il imaginait apparaisse dans son esprit détruit. Même la jument baie prénommée Isis était allée lui demander ce qui n'allait pas dans sa vie. Il s'était contenté de lui jeter le plus puissant de ses regards noirs, et s'était éloigné dans un coin reculé de la stabule. Qu'on lui laisse un peu d'air !

  La porte du fort s'ouvrit, et momentanément Stardust fut replongé dans cette atmosphère si agréable de rentrer chez soi après un voyage plus ou moins long. Puis sa tristesse reprit le dessus, quand de son regard il embrassa toutes ces silhouettes si différentes. A quoi avait pu ressembler son fils ? Était-il plutôt enrobé comme Hurricane, ou bien svelte et fougueux comme Tialmah ? Tialmah. Asrae. Ebony. Wolf's Song. Leur famille à eux aussi était bien dispatchée, brisée par des ambitions et des caractères si particuliers. Des liens si proches et des êtres si éloignés qu'on pourrait penser d'eux qu'ils n'étaient que des inconnus. Et pourtant, dans la famille du Fort, la mère était partie dans un troupeau, à la recherche du repos et de tranquillité. Le père n'avait pas adressé un mot à ses enfants depuis leur naissance, et ne semblait pas prêt à faire le premier pas pour les ressouder un peu. Le fils en voulait à tout le monde, à la mère qu'il pensait parfois morte ou disparue, et au père qu'il ne considérait pas comme tel. Et la fille, qui se sentait si seule et abandonnée par celle qu'elle pensait être son modèle, celle en qui elle avait tellement confiance. Et s'il faisait bien pitié, leur petit quatuor lui donnait terriblement envie. Qu'il ait pu passer un minimum de temps avec celle qui avait été sa compagne le temps d'une minute. Celle qu'il aurait tellement aimé connaître, mais aussi son fils, avec qui il aurait pu déconner ou bien passer son temps à se disputer.  

   Le colonel sauta à terre, le dessella rapidement, et lui offrit quelques carottes. Après un rapide pansage, il conduisit l'âme perdue qui lui servait de meurtrier dans la stabule. Evitant les autres qui lui lançaient des regard interrogateurs, puis déçus de ceux qui voyaient qu'il n'allait pas mieux, le gris avança vers le fond de leur boxe commun, quand une silhouette malheureusement connue attira son attention. Isolé de tous lui aussi, Wolf's Song était à son habitude en train de ruminer, sans doute. Il ne pouvait que lui dire qu'il avait revu Asrae. Un secret était dur à porter, alors deux c'était impossible. Son fils resterait au fond de son cœur, il n'en parlerait à personne, mais le compagnon de la rougeaude, quel qu'il soit, qu'il le haïsse ou non, devait savoir. Rester dans le déni lui aurait été impossible, et il ne voulait que personne vive la même chose qu'elle. Il le rejoignit, sans l'habituel sourire qui le correspondait bien, les épaules voûtées, les oreilles à moitié couchées. Et sans prendre la peine de filtrer ses émotions, de le saluer, il engagea la conversation :
"Je sais où est Asrae."

 Et l'autre idiot recommença, comme à leur dernière patrouille, son spectacle de colère. Oh mais quel bon acteur ! Ses oreilles plaquées contre sa nuque, les muscles crispés rappelant à Stardust qu'il ne se frottait pas à un poulain qui faisait une crise, l'aura dangereuse qui s'émanait de lui. Mais le gris ne le craignait plus. Wolf's Song n'était plus la monture du colonel, puisqu'il lui avait piqué sa place. Et même s'il faisait abstraction de leur rang différent, les coups ne lui faisaient pas peur. Plus peur. Cela lui permettrait de revivre, à lui qui avait la chance s'exister, et qui mourait à petit feu. Sa flamme de vie s'évanouissait doucement, désormais sensible à la moindre bourrasque qui pourrait l'éteindre. Et l'autre n'était plus un ouragan, mais bien une faible brise. L'incendie de son existence ne s'éteindrait pas de sitôt, pas aujourd'hui. L'insensible garnement lui ordonna de s'en aller, d'une voix sifflante :
«Dégages.»

  Le pommelé lâcha un soupir exaspéré, et commençait à regretter son geste. Par souci de bonne conscience, il venait de lui dire qu'il savait où était sa compagne que tout le monde pensait morte ou perdue, et voilà que monsieur ne prenait pas la peine de gagner quelques informations. Asrae avait bien fait de partir, et Tialmah avait de bonnes raisons de ne pas aimer son père. Il n'était qu'un monstre insensible qui n'en avait que faire de ses proches. Au lieu de fuir, il préféra rester, campé fermement sur ses sabots robustes, ne souhaitant pas partir avant de s'être battu. Qu'il le veuille ou non, il lui apprendrait la vérité. Plus que tout il espérait que ces paroles réveilleraient en lui un torrent d'émotions, et qu'il s'en irait la chercher, et la ramener au fort. Elle n'avait pas sa place là-bas, malgré ce qu'elle pensait. Elle devait revenir, et si lui n'avait pas réussi à user des bons mots pour qu'elle le suive, son petit ami y arriverait peut-être. Aurait-il un talent autre que d'essayer de faire peur ? Il était surtout pathétique.

  Le mustang argenté tenta de capter le regard de son interlocuteur, qui s'obstinait à fuir. Savait-il seulement que c'était lui qui lui parlait, et non pas une commère prête à jouer avec ses nerfs ? Sans doute qu'il était dans le même paniquer que les autres, après tout. Sa patience commençait à s'évaporer, et il décida de le percuter. Il fallait le réveiller, ce n'était pas possible. Comment la rougeaude avait-elle aimé un mâle pareil ? Il la savait un peu étrange, parfois, mais elle restait plutôt intelligente. Il devait bien avoir, sous ce cœur de pierre, une petite âme qui ne cherchait qu'à se libérer de ce caillou possiblement incassable. Ses iris bleutées reflétaient sa nervosité, et son exaspération grandissante. Il l'avait cherché, à s'en foutre de tout et de n'importe quoi. Et bien, s'il ne savait pas être méchant, il essaierait de l'égaler, juste pour les poulains et leur mère. D'une voix agressive, poussée par le manque de sommeil, et la tristesse, et les remords et la colère, il s'écria :
"Tu fuis mon regard comme tu fuis tes responsabilités de père et de compagnon. C'est pathétique."

  Un peu heureux de s'être lâché, Stardust secoua la tête, tentant de reprendre le cours de ses pensées. Il ne suffisait pas d'attaquer, de mordre, il fallait aussi parler. La discussion était la mère des solutions, et il fallait à tout prix passer par là avant de réduire l'ennemi KO. Même s'il doutait que Wolf's soit facile à anéantir, d'autant plus qu'il débutait dans le domaine de la colère. Lui qui était si pacifique, avant. La paternité nous change, il faut croire. Refusant de repenser à son défunt enfant, il reprit, plus calme :
"Tu ne veux même pas savoir où elle est ? Si elle est heureuse ? Tu te fous d'elle à ce point ?"

  Le gris n'aimait pas ce qu'il était en ce moment, un démon démolisseur de bonheur. Et pourtant, avait-il le choix, pour forcer la carapace de cet étalon impassible ?

  Et enfin, Hallelujah, Wolf's Song tourna la tête et planta son regard dans le sien. Sa posture rappelait à Stardust ces prédateurs féroces qui rôdaient dans le désert ou dans les plaines, avides de sang et de souffrance. Comme le puma qui s'était attaqué à la petite Ivy, et qui lui avait par la même occasion abîmé quelques parcelles de peau. Oh que cette rencontre semblait dater. Tant de choses s'étaient écoulées depuis qu'il l'avait protégée d'une mort certaine, elle. Et si c'était le sort qu'avait vécu son enfant ? Et si quelqu'un avait pareil à son fils ? Si quelqu'un s'était donné corps et âme pour lui laisser une chance à ce poulain, seul ? Peut-être qu'il vagabonderait encore dans les terres fleuries, dévorant de l'herbe fraîche au lieu d'errer avec les âmes des défunts au dessus d'eux. D'eux qui s'acharnaient à se battre, pour revivre malgré les morts, avancer sans les proches. Portant ce lourd fardeau que l'absence des leurs. Désespérément, traînant dans la poussière les étoiles de leurs amis, leurs compagnons bien loin désormais.
« Qu'est ce que tu comprends pas l'abruti ? Dégages ! »

   Il rabâchait encore et encore, et pourtant ses ordres percutaient le cerveau du gris sans pour autant qu'il ne les comprenne vraiment. Oh, il aurait pu le laisser tranquille, ce grincheux de première, à qui il ne devait rien, bien moins qu'aux autres, mais il se persuadait de croire qu'il pouvait lui laisser sa chance. Ce bonheur que d'avoir des enfants, une compagne qui ne vous haïssait sûrement pas au point de vous frapper jusqu'à ce que, ravagé par la tristesse, vous ne reculiez ? Il lui fallait saisir cette opportunité d'apprendre à les connaître, avant qu'il ne soit trop tard. Que ce Wolf's Song soit gentil, méchant, ange ou diable, il devait savoir, profiter. Ses ressentiments passaient après son entêtement.

"Qui es tu pour juger ? Tu ne connais rien des responsabilités d'un père, ni même d'un compagnon", fit l'autre, d'une voix beaucoup moins sèche. Et l'étalon bouffé par les remords détourna lui aussi la tête, et les deux plongèrent dans leur souvenir l'espace d'un instant. Lui se rappelait de cette rencontre qui l'avait tant subjugué, et qui maintenant lui faisait mal, si mal. Et sûrement que le mâle grognon songeait à Asrae, et à ses poulains, abandonnés tous deux par des parents incapables de supporter  leurs responsabilités solitaires. Ils étaient deux, et leurs enfants étaient seuls. Le calcul n'était pas le bon. Quant au rôle de compagnon, peu lui importait. Wolf's Song n'aurait pas à lui faire la morale, vu l'ambiance au sein de leur couple. Mais lui non plus n'était pas le mieux placé, avec Colère du Ciel, qui avait été plus une erreur qu'autre chose. Une idylle passait encore, mais ils ne s'étaient même pas mis en couple.

  Agacé mais compatissant, la monture du colonel rétorqua, d'une voix bien claire et pourtant brisée par le chagrin :
"J'ai un fils. Il est mort. Je l'ai appris il y a quelques jours par sa mère, qui m'en veut énormément."

  Et il ne pouvait rien dire de plus, parce qu'il n'avait pas la force, et qu'il ne voulait pas parler de sa vie privée avec lui. Non pas parce qu'il n'était une commère qui irait jacasser à qui veut entendre qu'il était papa d'un gosse mort mais parce que le pommelé ne lui semblait pas apte à se confier. Ses iris ambrées ne lui inspiraient pas confiance du tout. Celui-ci reprit d'ailleurs :
«Je l'ai déjà abandonné une fois»

   Pathétique excuse. Peut-être n'avait-il pas été à la hauteur des attentes de la rougeaude, mais la retrouver serait une occasion de lui prouver qu'il était capable d'être son compagnon, qu'elle comptait pour lui ! Mais ce n'était que dans les contes de fée que tous trouvaient une place parfaite dans leur existence, qu'ils étaient heureux tous ensemble, et qu'ils dansaient en se tenant les sabots. Ici, dans la réalité, tous croulaient sous le désespoir, sous la honte de ne pas être à la hauteur, sous la peine de l'absence de ceux qu'ils aimaient. Il souffla, espérant réveiller sous le cœur de pierre de Wolf's Song l'amour, l'espoir, et aussi pour y croire, qu'elle remettrait les sabots dans le fort :
"Et alors ? Elle a abandonné les jumeaux, mais ce n'est pas pour autant qu'elle ne va pas revenir."

Le gris observa dans un silence pesant mais réconfortant la réaction de l’autre. Qui ne pipa mot. Et une putain de fierté pathétique emplit son pauvre corps bien nu, vide de toutes émotions. Il s’en voulait d’être heureux que Wolf’s Song se taise, qu’il ne trouve pas de répartie, alors que quelque part, le squelette charnu de son fils se terrait, dévoré par les vers, si loin de lui, ou si près. Mais que l’ancienne monture du colonel ne réplique pas, c’était du nouveau. La démolition de son poulain, il avait commencé à vivre avec. Qu’il ne se moque pas ouvertement de lui, jouant avec sa toute nouvelle déprime, tel un chat et une souris. Après tout, tous étaient solidaires auprès de la Mort. Cette grande inconnue, ce monde dont on ne savait rien, et dont on ne pourrait rien savoir avant d’avoir fait le grand saut. Personne n’était jamais revenu de là-bas, riant aux éclats, et détaillant tout ce qui pouvait se trouver dans les cieux (Mais était-ce vraiment en haut qu’ils se retrouvaient, s’ils se retrouvaient ?). Il espérait que son enfant avait pu profiter d’une éternelle jeunesse, jouant avec des poulains, dans un paradisiaque univers. Et non pas que ses derniers instants étaient douloureux, dans un monde qui ne voulait pas de lui. Il fallait profiter.

Et voilà pourquoi il souhaitait plus que tout que le mâle renfrogné prenne ses responsabilités, et regroupe sa petite famille. Il avait su diriger un fort, soutenir un homme haut gradé, mais n’était pas capable d’aligner deux mots, de sourire à ses jumeaux, ou même de soutenir sa compagne alors qu’elle avait tant ramé. Tellement qu’elle avait, à bout de souffle, posé les armes pour se reposer, fuyant tout ce qui l’épuisait. Au fond, Stardust la comprenait. Lui aurait aussi voulu lâcher ce poids d’une vie de poulain qui pesait sur ses épaules. Mais la culpabilité le rongeait, le grignotait peu à peu, et sa résistance faiblissait. La digue séparant le sang-froid aux émotions bouillonnantes qui vibraient en lui, lui arrachant les entrailles, lui déchirant le cœur, lui remplissant les poumons, céderait. Et les dégâts seraient nombreux.
« Je sais. »

Il avait osé.

Il avait lui dire qu’il comprenait ce qu’il ressentait. Parce que personne dans le fort n’était au courant pour son gosse disparu. Personne n’avait pu fuiter, puisque les seuls au courant étaient les parents. Et il était le seul présent ici. Mais non, c’était complètement impossible. A moins qu’il n’ait déjà vécu ça. Mais comment diable aurait-il pu se relever, passer outre de tous ces obstacles, et recommencer cette connerie ? D’ignorer le fruit de ses entrailles, de faire comme s’ils n’existaient pas. Mais ils existaient, ils ressentaient, et il leur manquait. Non, il venait juste de lui faire remarquer qu’il voyait sa douleur. Qu’il avait peut-être déjà senti cette infinie montagne de remords, cette haine profonde, ce dégoût, presque, pour lui-même. Qu’il n’était plus capable de s’apprécier tel qu’il était, qu’il s’en voulait encore et encore pour cette journée, pour cette escapade. Oh, qu’il aurait dû rester sage, oh qu’il aurait dû éviter cette jument, seule. Dans ce désert. Lui, jeune et fier, n’avait pas songé que faire ça serait synonyme d’ennui plus tard. Non, un coup d’une après-midi, à raconter à ses congénères plus tard. Tu parles. Un gros gamin, qu’il avait été !
Pourquoi n’était-il plus dans ce bois, avec elle ? Oh, qu’il aurait souhaité se faire frapper jusqu’à ce que son sang arrose les pins, et que son corps nourrisse les pumas. Cette mort, au moins, aurait eu le mérite d’être rapide, et logique. Il l’avait brisée, à elle d’en faire autant. Et pourtant, il avait voulu comprendre. Pourquoi elle lui en voulait tant. Et maintenant, il comprenait.
« Si elle a réussi à abandonner sa seule raison de vivre, pourquoi reviendrait-elle là où il n’y a rien pour elle ? Ils avaient besoin d’elle. », affirma l’étalon, d’une voix un peu sèche, claquante.

Il ne semblait pas vouloir entendre ce que Stardust avait à dire. Comme s’il s’en foutait, alors qu’après tout, il paraissait triste, un peu. Difficile de voir au travers de ce masque, de cette face neutre que l’on pensait indélébile. Oh, il lui arrivait d’avoir un regard furibond et les oreilles couchées. Mais jamais le mâle argenté ne l’avait vu tendre, ou même heureux. Comme si la vie ne lui avait apporté que du mal, et que le bonheur n’était pas à sa portée. Certes, Asrae était partie, et bien là était le problème. D’ailleurs, ses dernières paroles, sifflant comme un reproche, envers la pauvre rougeaude, déplaisaient au gris. Ou bien il était sexiste, ou bien il était con. Et entre les deux, le choix était compliqué. Rudement complexe. Décidant de mettre l’impasse sur son horripilante sensation de comprendre ce qu’il avait vécu, il préféra défendre la compagne de Wolf’s Song :
« Parce qu’elle ne se sent pas soutenue. Figure-toi que dans un couple, vous êtes deux. Or, elle est la seule à s’occuper d’eux. Enfin, elle était. Parce qu’ils sont abandonnés, maintenant. Un beau duo d’orphelins, bravo. Deux parents vivants, et pas un capable de les élever ! », rétorqua-t-il, en colère.

Mais, craignant d’être allé trop loin, non pas parce qu’il avait peur du pommelé, de ses coups ou de sa répartie cinglante, mais parce qu’il n’avait pas envie de lui faire de mal, il reprit, d’un ton plus doux :
« Ils ont besoin de toi. Pourquoi tu ne veux pas leur parler ? »

 Les deux étalons se firent face, l'un dévoré par l'absence de son fils, qu'il n'avait jamais pu rencontrer, et l'autre par la présence de ses enfants, comparables à des orphelins. La vie était bien injuste, pour ne pas équilibrer la balance. Peut-être auraient-ils dû inverser les rôles, pour que les deux soient heureux, père ou non ? Stardust n'en savait rien mais il se battrait pour que Wolf's Song ne regrette pas cette fonction fantôme qu'il s'était attribué, laissant seuls et abandonnés ses rejetons, qui n'avaient rien demandé de plus qu'un papa, pour supporter la disparition de leur mère. Et s'il n'était pas capable de prendre cette responsabilité au sérieux, il ne pourrait plus rien pour lui. Pourtant, dans ses mots, dans son attitude froide et colérique, la digue cédait. Petit à petit, l'étalon méprisant comprendre. Les rouages de son cerveau se mettaient en marche doucement, et le pommelé espérait que ses mots, aussi claquants que des fouets, n'auraient pas été inutiles. Il ne supportait pas que cette chance qu'on lui laissait ne serait peut-être jamais attrapée, et qu'il laisserait tomber sa famille, déjà brisée en mille morceaux.

 Il aurait pu avoir peur de ce regard, de ces iris ambrés qui avaient dû en terroriser plus d'un. Mais il n'avait plus rien à perdre qu'une vie qui ne valait plus bien cher à ses yeux. Elle ne resterait plus qu'une existence de remords, des jours à bosser machinalement, juste pour le plaisir de Martin, et des nuits à fixer les étoiles, espérant un signe, un geste de cet enfant qu'il n'avait jamais vu. Alors, pour le temps qu'il lui restait à vivre, pour ces saisons infinies qu'il devait encore parcourir, il voulait changer le monde. Laisser ceux qu'il aimait ou non saisir leur chance, pour laisser des sourires reconnaissants et heureux envahir sa pathétique vie. Alors le gris résistait, les iris océanes se noyant dans l'incendie du loup, prêt à se voir partir en fumée s'il le fallait. Bouffé par des flammes qu'il avait tenté d'éteindre.
«C'est faux, ils n'ont pas besoin de moi. Je n'ai rien d'un père pour eux»

 Et il disait cela avec un sourire barré sur le visage, comme s'il venait d'annoncer la météo de la journée. Le même ton pour une constatation qui aurait brisé Stardust. Mais son prédécesseur ne paraissait pas bouleversé plus que cela des mots qu'il venait d'énoncer à voix haute, un discours qu'il pensait sûrement vrai. Et pourtant. A tout âge on avait besoin d'un père, ou du moins de quelqu'un de plus mûr, de la famille, capable de vous pousser dans la bonne direction. De vous aider à réfléchir, à faire les bons choix. Mais plus le temps passait, plus le fossé s'agrandissait, creusé par l'étalon lui-même. Et si ses enfants l'avaient entendu ? Si Ebony et Tialmah étaient passés par là ? Le gris vérifia, le cœur battant, qu'aucun des deux jumeaux ne se trouvaient dans les parages, et secoua la tête, consterné par tant de ridicule.
«Crois tu seulement qu'ils veuillent me voir ? Si seulement ils ne haïssent pas encore bien sûr»

 Et ce fut au tour du père déchu de sourire, narquois. Malgré cette carapace qu'il s'était forgé, il s'inquiétait pour ses pauvres rejetons jetés au fond de la stabule comme deux orphelins. L'idée de lui dire que c'était foutu pour toujours avait effleuré le malsain esprit de Stardust, mais il avait balancé cette mauvaise blague bien loin dans son cerveau. Il ne se voyait pas capable de l'enfoncer plus encore au fond du trou. Il n'était pas méchant de nature, et cette diabolique proposition de son encéphale était contraire à ses idéaux. Il répliqua, légèrement moqueur cependant :
"Tes enfants sont très indépendants, pas de panique. Pourquoi veux tu qu'ils te détestent ?"

  Il remua les oreilles, et se frotta l'épaule avec ses naseaux, avant de reprendre :
"Je ne suis pas dans leur tête, mais je vais te le dire franchement. Ils ne vont pas te sauter dessus et te faire des papouilles. Ca fait quasiment un an qu'ils sont nés et tu ne leur as pas adressé un mot. Avec Tialmah, ça risque d'être plus compliqué encore. Il est remonté contre toi. Mais il le sera plus encore dans un mois, et davantage dans deux mois. Je pense que c'est le moment ou jamais d'aller leur parler."