[ÉVENT - ACHEVÉ] "A l'aube s'effacent les étoiles"

Anoki observait les volutes de fumée qui s'élevaient encore dans la lueur de l'aurore. Son souffle avait retrouvé sa régularité, mais ses poumons étaient encore douloureux et ses membres le tiraillaient. Depuis qu'il avait franchit la rivière, après que Bidziil se soit assuré que les membres de la tribu se trouvaient en sécurité, son coeur se lamentait. Ils avaient perdus les leurs, tant des leurs, et à présent même leur maison. Les Lakotas n'avaient plus nul part où aller.
Ils s'étaient rassemblés à l'orée de la forêt pour laisser les chevaux se reposer et soigner les blessés. Il n'y avait, heureusement, pas eu de mort. Les hommes et femmes-médecine s'activaient, employant le peu de remèdes qu'ils avaient pu sauver pour traiter les brûlures et les blessures des plus touchés. Un chien avait été éborgné, et son poil brûlé découvrait une peau à vif sur la moitié de sa face jusqu'à l'épaule. Ses gémissements se mêlaient aux lamentations de la tribu. Plusieurs chevaux présentaient aussi des brûlures plus ou moins graves, certains des plaies dues à la panique du départ.

Anoki détourna le regard de la direction du camp ravagé, d'où parvenaient encore les odeurs de brûlé. Il observa les humains qui allaient et venaient au milieu des travois et des affaires éparpillées. Chacun cherchait ses propres possessions, espérant que quelqu'un aurait réussi à sortir des flammes tel ou tel objet, des biens parfois hérités depuis des générations et à présent partis en fumée. Des souvenirs séculaires d'ancêtres oubliés. Mais bien peu de choses avaient franchi la rivière, la plupart demeurées dans le village en flamme, d'autres emportées par les flots sur des travois trop hâtés. Des femmes découpaient des peaux percées par les braises, recousaient avec quelques aiguilles qu'elles s'échangeaient et un peu de fil en tendons, tentant d'en sauver le plus possible. Des hommes entassaient des armes brisées, trop abîmées pour être utiles, et s'affairaient à en fabriquer de nouvelles avec ce qu'ils trouvaient. Le kerry bog entrevit Winona parmi les autres femmes-médecine. Elle se penchait près de son père, qui appliquait sur ses brûlures les remèdes qu'elle lui tendait. Anoki tressaillit au souvenir des flammes qui auraient pu les tuer. Lorsque, à l'instant où ils s'apprêtaient à s'échapper vers la rivière, le feu avait fait s'effondrer un tipi sur Hoka Iyotake. Des hurlements mêlés qu'avaient poussé le fils de Bidziil et sa jument, de la terreur, de la douleur des braises qui avaient jailli. Le kerry bog avait à son tour hurlé lorsque les flammes rougeoyantes avaient violemment attaqué son poitrail, dévoré son encolure jusqu'à ses épaules. La douleur avait rendu le monde confus, jusqu'à ce qu'il ne réalise qu'il se trouvait dans la rivière, se débattant contre les courants, avec Bidziil qui maintenait sur son dos le corps évanoui de son fils et s'était saisi des rênes de Mahpiya pour la guider en sécurité.

Bidziil avait été brûlé à la poitrine et au bras, mais il se remettrait. Hoka Iyotake et sa jument n'avaient pas eu cette chance. Le cavalier gisait encore inconscient, le corps meurtri recouvert de remèdes et abrité par une toile de peau humide. Sa jument se tenait près de lui, l'air hagard, tremblante. On avait grossièrement taillé court sa belle crinière, dont plusieurs mèches avaient brûlé, et elle porterait sans doute à jamais sur tout son corps les marques de cette nuit-là.
Anoki détourna le regard avec culpabilité. Il aurait au moins dû se trouver auprès de Bidziil, veiller son fils avec lui, apporter son soutien à la jument traumatisée. Mais il avait lâchement choisi de s'éloigner. Sous l'ombre d'un arbre, il s'était laissé choir, avait replié contre son poitrail blessé ses membres épuisés, et avait vainement tenté de s'échapper dans le sommeil. Il n'avait pas pu dormir. Pas plus qu'il ne pouvait retourner au milieu des autres, les aider, se montrer brave pour leur donner le courage d'aller de l'avant. Il n'était pas brave. Il n'était qu'un lâche. Alors qu'ils pleuraient leurs maisons, sa maison, alors qu'ils pansaient leurs blessures, lui ne voulait que s'enfuir. Quitter tout ça pour de bon.

Sa chair mordue par les flammes ne le faisait pas tant souffrir que ses larmes muettes. Anoki était parcouru de vives douleurs dès lors qu'il esquissait un mouvement, ne fut-ce qu'une respiration. Mais il se sentait étranger à son propre corps, comme si la souffrance ne lui parvenait que d'une autre réalité. Le soleil qui s'élevait dans le ciel le réchaufferait-il à nouveau un jour ? Sa lumière s'étendait doucement sur le rassemblement affairé, sur les corps meurtris, les quintes de toux, les lamentations. Anoki eut un léger soupir, qui provoqua un frisson dans tout son corps, et posa sa tête tremblante au sol. Ses paupières se fermèrent sur la fumée qui dansait encore. Mais il n'espérait pas trouver le sommeil, il n'espérait plus malgré sa fatigue. Il avait déjà attendu bien trop longtemps qu'il le gagne.

Il y eut du mouvement. Le murmure des voix se modifia, les bruits témoignant de l'activité fourmillante se turent. Anoki ouvrit les yeux et redressa l'encolure. Sa tête lui pesait étrangement, comme attirée vers le bas par une gravité décuplée. Un groupe d'humains approchait, juchés sur leurs montures. A leur tête, accompagné de deux guerriers de la tribu, un homme se tenait sur un musculeux nokota à la robe grisâtre. Le kerry bog fut soulagé de comprendre que les nomades avaient répondu à leur appel. Ils venaient leur apporter leur aide, et, ne fut-ce que quelques hommes et robustes chevaux, leur secours serait bien utile. Il hésita un bref moment à rejoindre son cavalier pour accueillir les nouveaux venus. Il esquissa un mouvement, prêt à se relever, mais s'interrompit. Il ferma les yeux pour encaisser la douleur et réprimer le cri qui voulait fuir sa gorge. Il appuya sa tête contre son antérieur, déglutit, et porta le regard vers Bidziil. Perched Owl s'était rapproché de son père, et lui et sa soeur Winona accompagnaient le vieux chef vers son homologue nomade. Anoki laissa sa lassitude l'emporter, et replia de nouveau son membre. Ils n'avaient pas besoin de lui. Personne n'avait jamais eu besoin de lui, sinon toutes ces fois où il n'avait pas été là. Il n'avait jamais secouru personne, le misérable comédien. Il observa de loin l'échange qui se déroulait, comme dans un autre monde, une autre vie. Comme s'il était étranger à cette tribu qui souffrait, et que, lâchement, il abandonnait comme il avait toujours abandonné ceux qui avaient confiance en lui.

Les deux hommes conversaient activement. Un petit attroupement s'était formé autour d'eux, et Anoki ne les apercevait plus qu'au travers d'un amas de silhouettes. Bidziil tendit le bras vers les montagnes, et les humains se mirent à se tourner les uns vers les autres en agitant les lèvres. Le nomade, appelé Desmond dans les souvenirs du kerry bog, sembla acquiescer et s'adressa à ses propres hommes.
Anoki n'eut pas le loisir de les observer plus longtemps. Winona s'avançait vers lui d'un pas déterminé. Il l'accueillit d'un ronflement de naseaux et redressa la tête pour accepter la main qu'elle tendait contre son chanfrein. La jeune femme murmura quelques mots tout en jetant un œil à ses brûlures. Elle les avait traitées elle-même dès lors qu'elle les avait découvertes. Bidziil avait insisté pour qu'elle ne s'occupe pas de lui tant que le cheval n'aurait pas reçu de soins. L'indienne prit soin de ne pas effleurer ses blessures en caressant son épaule pour l'inciter à se lever. Il était temps de rejoindre les autres, visiblement. Anoki réprima un soupir et se releva, encouragé par l'humaine. Il était étrange de ne pas sentir le capteur de rêves balancer contre son poitrail. A la place, sa peau était déchirée par la douleur.

Bidziil vint à leur rencontre. Anoki le connaissait si bien qu'il ne pouvait lui dissimuler sa démarche un peu raide. Son cavalier souffrait, malgré sa tête haute, et ça blessait un peu plus le cœur du kerry bog. Il ne supportait plus tout ce malheur qui l'entourait constamment. Son cavalier observa l'étendue de ses brûlures, murmura quelque chose en lui flattant doucement l'encolure. Anoki comprit qu'il ne le monterait pas tant qu'il ne serait pas remis, et en fut un peu offusqué. Ce n'était pas quelques brûlures au poitrail qui l'empêcheraient de faire sa part de travail ! Il s'ébroua avec mauvaise humeur pour montrer son désaccord, tout en sachant que son cavalier n'en ferait de toute façon qu'à sa tête.
Les lakotas étaient en train de charger les chevaux de tout ce qu'ils avaient pu sauver. Les quelques nomades s'étaient mêlés parmi eux pour les aider. La tribu s'apprêtait à se mettre en route, et Anoki devinait sans mal qu'ils allaient se diriger vers la montagne. Ils pourraient y trouver refuge, le temps de se reconstruire. Cela prendrait le temps qu'il faudrait, mais comme toujours, la tribu se relèverait.