« Can you hear the heartbeat of this untamed world ? »

L'air était frais, et embaumait les senteurs du givre. Les sombres branches des sapins, dont les aiguilles se dressaient comme pour défier l'hiver, ployaient sous le poids de la neige nouvelle. Le paisible tableau immaculé semblait immuable, vierge de toute trace dans la lueur matinale. Seule la glaciale brise du Nord agitait les cimes.
Pourtant, là-bas, une silhouette avançait dans la poudreuse. La massive carrure de ce jeune corps fougueux, vibrant de muscles lancés dans l'effort, se détachait brutalement du paysage nivéen qui se tissait en toile de fond. Ses larges sabots s'enfonçaient dans la neige, et ses fanons qui y disparaissaient au rythme de ses pas fringants et cadencés étaient trempés de la matière fondue. Il allait d'une allure pleine d'entrain et de fierté, bouillonnant d’orgueil comme s'il était le roi du monde, émerveillant son cœur des splendeurs hivernales. Et il avançait dans le second hiver de sa vie.

Le jeune animal s'ébroua, et un petit nuage s'éleva de ses naseaux, panache de givre s'envolant pour une valse avec le ciel. Il ressentait à peine la légère morsure du froid qui se glissait entre son poil épais tant son esprit brûlait de la fougue de sa jeunesse. Il entendait la brise susurrer à ses oreilles, il sentait le pâle soleil hivernal se pencher au-dessus de son dos musclé. Mais il n'écoutait pas. Il restait sourd aux murmures qui l'entouraient et l’étreignaient, son cœur tambourinant le rythme de ses propres désirs, uniquement. Pourquoi se soumettrait-il à ces soupirs insensés, lui qui ne jurait que par la liberté et l'indépendance ? Il n'appartiendrait jamais qu'à lui-même, que cela plaise à ce monde ou non.
Alors qu'il s'enfonçait dans un bosquet de sapins, dont les branches encore vertes avaient retenu une grande partie de la neige avant qu'elle n'atteigne le sol, il tomba brusquement sur une petite chose des plus charmantes. Une pouliche, sans doute quelques peu plus jeune que lui-même, qui le contemplait de ses grands yeux de biche. L'ombre des grands arbres dessinait des motifs des plus élégants sur sa pâle robe. Atlas pencha la tête, un peu étonné de se retrouver face à cette délicieuse petite créature surgie de nul part. Que venait-elle donc faire jusqu'ici ? Son jeune cœur ne pouvait qu'être sensible à la poésie charnelle de cette ravissante surprise.

« T'as rien trouvé ? »

Sa voix retentit dans l'air silencieux, comme pour briser l'envoûtement dans lequel les lieux demeuraient plongés. Le poulain bai redressa l'encolure, une étincelle rebelle au fond de ses iris vairons.

« Pourquoi, t'as perdu la politesse ? » répondit-il d'un ton tranchant, presque venimeux.

Mais il se radoucit presque aussitôt, ne souhaitant pas se montrer aussi dur avec cette inconnue. Après tout, même si elle l'abordait si sèchement, ça n'était pas une raison de se montrer méchant. Le jeune clydesdale n'avait pas pour habitude d'être cruel.
Il redressa l'encolure, offrant à la pouliche un sourire enjôleur et taquin, la contemplant de son regard le plus intense.

« Je t'ai trouvée, toi, n'est-ce pas suffisant ? »

La pouliche s'avança vers lui, battant des cils et souriant d'une façon des plus charmantes.

« Je ne sais pas si je suis un cadeau, mais si tu souhaites tenter l'expérience… »

Le bai laissa échapper un petit rire, et pencha la tête de côté. Ainsi n'avait-elle pas été dupe, et avait-elle remarqué le petit effet qu'elle avait sur sa jeune personne. Eh bien, c'était tout à fait réciproque. Bien conscient de ses atouts, le clydesdale ne pouvait que se vanter de l'avoir si facilement entraînée dans son jeu comme une fille facile. Elle n'en avait pourtant guère l'air.

« Je m'attendais à plus de répartie que cela, de la part d'une pouliche qui viens tout juste de m'agresser pour trouver je-ne-sais-quoi... » se moqua-t-il.

Et elle se braqua aussitôt, son regard agressif lançant des éclairs outrés. Elle aurait pu être impressionnante, c'est vrai, si la situation n'avait pas été aussi idiote, si elle n'avait pas eut ce frêle corps élancé, et surtout, surtout, si ses oreilles avaient dépassé le garrot d'Atlas.

« Excuse-moi d'avoir voulu être gentille. Mais on dirait que ça ne te connaît pas, la sympathie. Moque-toi, moque-toi. Tu cherches les rennes, comme moi. Enfin, je ne sais même pas pourquoi je les cherche, puisque tu les fais fuir. » s'égosilla-t-elle d'un ton furibond.

Le jeune mâle se retenait de rire, à vrai dire. La chose était des plus comiques ; se faire insulter par une pouliche dont les naseaux parvenaient à peine au-dessus de son poitrail, au beau milieu de nul part, alors qu'elle jouait des charmes une seconde plus tôt.

« Les rennes ? renchérit-il en penchant la tête de côté, affichant ostensiblement un sourire plus que mielleux. Détrompes-toi, ma jolie, j'en ai rien à foutre de tes bestioles. Je n'obéis qu'à moi-même. »

Il plongea un instant son regard taquin et moqueur dans les yeux de la pouliche. C'était amusant, de jouer avec ses nerfs bien trop fragiles. Mais il se lassait déjà du jeu, et puis, ce serait un terrible gâchis que de voir cette petite nymphe des flammes se mettre hors-d'elle. Non, se chamailler avec elle, si candide et distrayant soit-il, n'était pas le dessein du bai.

« Mais, qui sait, peut-être pourrais-je être tenté d'aider un peu la charmante créature qui se trouve en face de moi... » ajouta-t-il, insistant avec ironie sur le compliment.

Elle grandit son petit corps de pouliche, tirant sur ses membres et son encolure, déjà tout en longueur dans les proportions de son âge, comme si elle faisait ses étirements matinaux. Elle avait peur de devenir une petite vieille pleine d'arthrose ? Pourtant, elle réagit à sa moquerie avec un sourire ravi, un peu niais même. Son narcissisme terriblement flagrant en était écœurant. Comment pouvait-on se complaire du moindre compliment avec une telle bêtise ? Elle replaça son toupet d'un vif mouvement d'encolure.

« Comme ce serait aimable. Voilà qui m'emplirait de joie, qu'une âme aussi charitable que toi décide de perdre son temps à obéir à ses propres lois. Je ne sais comment te remercier. » ironisa-t-elle.

Le bai retint une remarque acerbe. Qu'elle arrête de jacasser et de se comporter comme la plus stupide des pimbêches aurait été amplement suffisant comme marque de gratitude. Qu'il était dommage de gâcher ainsi un si joli minois !

« Je ne suis ni aimable, ni charitable, répliqua-t-il avec malice. J'ai juste pas envie de m'ennuyer à rien foutre. »

La petite nymphe de feu répondit à sa proposition — ou peut-être bien son invitation, tant discerner lequel des deux menait la danse semblait difficile, voire impossible — d'un regard vers l'horizon. Ses prunelles orangées semblaient vouloir embraser la neige, ou l'embrasser, peut-être. Après tout, son simple regard était aussi charmant et sensuel, dans la limite de son jeune âge, qu'il était féroce. Elle prit l'initiative de se mettre en marche, et Atlas, pour la première et dernière fois de sa vie sans doute, la suivit d'une façon que l'on aurait presque pu qualifier de docile. Plus par envie que par obéissance en effet, et puis, la docilité, il n'avait jamais connu ça.

La pouliche, après quelques pas qui firent craquer la neige sous leurs sabots, laissa de nouveau entendre sa petite voix aussi adorable que son minois angélique. Mais elle ne s'exprima guère longtemps — de toute façon, Atlas ne l'écoutait pas —, et, soudain, quelques chose heurta violemment la tête du jeune rebelle.

Surpris, sa première réaction fut de crisper chacun de ses muscles, marquant par la même occasion un petit sursaut nerveux. Son fidèle inconscient, dictant ses instincts, ne manquait jamais une occasion de lui rappeler sa condition de proie. Mais il se reprit bien vite, et, en un éclair, analysa la situation.
Quelque chose de froid et humide lui était tombé dessus, enterrant ses membres presque jusqu'au poitrail. Une plaque de neige — puisque c'en était — glissait doucement de son toupet et descendait le long de son chanfrein. Enfin, en fond sonore, un rire délicat et un peu honteux s'élevait.
Ayant enfin reprit ses esprits, il s'ébroua, projetant de la neige tout autour de lui.

« Génial, une pouliche avec deux sabots gauches... » marmonna-t-il, plus amusé qu'énervé cependant.

Et, ne pouvant résister, il partit dans un éclat de rire.