Ne sois le disciple de personne.

   Le gris s'ébroua, et rentra dignement dans le fort, alors que les grandes portes s'ouvraient. Quelques chevaux se retournèrent sur le passage du duo, puis recommencèrent à mâchouiller paisiblement leur foin. Une fois de plus, il fut étonné par le calme et l'ordre qui régnait en ces lieux. Et dire qu'il était désormais tout au-dessus de ces équidés, dans la hiérarchie ! Cette pensée lui arracha un pâle sourire, qui s'effaça quand un étalon bai lui lança un regard noir. Il lui répondit en lui décochant un regard foudroyant lui aussi.

    Il était lassé de cette jalouse dont il ne pouvait rien. Il n'était que la monture de Maron, soit du colonel, mais il n'avait en rien changé. Enfin, il se prenait plus au sérieux qu'auparavant, et il jouissait d'une certaine autorité sur les autres, mais il ne s'en servait pas. Pourquoi jouer les brutes alors que la douceur était mieux ? Il ne comprenait pas. Mais il ne pouvait pas changer grand chose, alors il se contentait d'essayer de mettre les petits rebelles à leur place. Sans user de la violence, du coup.

    L'homme sauta promptement à terre, et se hâta de panser sa monture, sans oublier de lui offrir une carotte. Or, au lieu de l'emmener directement dans la stabule comme habituellement, il le dirigea vers le paddock, situé à côté de la carrière principale. Le pommelé dressa les oreilles en distinguant une silhouette sombre dedans. Il reconnut rapidement Tialmah, le poulain audacieux qu'il avait rencontre il y a quelques semaines. Pourtant, dans ce laps de temps infime, il avait pris des formes de yearling, et avait bien grandi. Alors qu'ils rentraient doucement en ouvrant le portail, l'étalon eut un pincement au cœur en se souvenant qu'Asrae n'était toujours pas revenue. Et il avait piqué la place de son père, Wolf's Song, qui n'était désormais plus que relégué au rang de cheval de fort.

   Il se demandait même si le petit ne lui en voulait pas. Son tempérament tempêtueux risquait de le faire sortir de ses gonds. Martin ne faisait pas mine de le lâcher, et il comprit donc qu'il accompagnait le gris pour faire une petite leçon. Il lui sourit amicalement, puis engagea la conversation joyeusement :
"Salut ! Alors, je crois comprendre que tu n'aimes toujours pas les humains, mon p'tit ! Va falloir remédier à ça.

   Ses iris pétillaient narquoisement, bien qu'il tentait de garder un air sérieux.

  Le regard que lui lança le poulain ne plut absolument pas au gris, qui se redressa de toute sa taille. Allait-il lui en vouloir d'avoir été la "cause" du fait que son cher petit papa n'était plus le plus haut, le plus fort, ici ? Sûrement, vu l'arrogance et la détermination qui s'émanait de lui. D'une voix tout à fait détestable, il s'exclama, sûr de lui, comme à son habitude :
- Et pourquoi donc, dites-moi ?

   Stardust lâcha un soupir désabusé. Il fixa quelques instants le sol, et ses iris fixèrent le corps qui s'éloignait. Tialmah, s'il était resté le même, faisait le fier. Juste pour attirer l'attention et se sentir puissant. Mais il n'était lui aussi qu'un poulain, certes qui avait une mère absente portée disparue et un père peu aimable, mais il restait un poulain. Et il n'allait pas s'empêcher de le remettre à sa place parce qu'il avait vécu des petits soucis familiaux, pour ainsi dire. Oh, il n'aimait pas la violence, autant physique que morale, mais ce genre de comportement n'avait pas vraiment sa place ici. Oui, il se prenait légèrement plus au sérieux depuis qu'il était devenu la monture du colonel, mais il n'était pas le genre de cheval à user de son grade pour faire régner le respect.
 
    Le sourire du pommelé avait disparu depuis la question mal placée du jeune. Il restait impassible, pas énervé non, simplement un peu agacé par tant d'immaturité. D'un ton ferme, il lui ordonna :
"Arrête de faire le beau, tu veux."

    Le manège du bai cessa, et la poussière qu'il faisait voler retomba doucement au sol. Bien, il était un minimum les ordres, c'était une bonne chose. La main de Martin était posée négligemment sur son garrot, et il sentait sa raideur. L'homme devait aussi avoir compris qu'il n'avait pas une mince affaire face à lui. Et sans doute qu'il comptait sur la patience et la gentillesse de sa monture pour faire retourner le calme dans ce corral. Stardust observa longuement Tialmah, sans se gêner. Il le fixa ensuite, un peu tristement et reprit doucement :
"Alors, toi aussi, tu m'en veux pour quelque chose que je n'ai pas fait ? Ecoute, je n'y suis pour rien si ton père a été relégué au rang de cheval de fort. Il n'a pas changé et moi non plus. On est simplement la monture de untel ou untel. Et c'est ça qui décide de notre fonction."

   Il s'approcha, et réduisit la distance qui le séparait du mâle. Dans ses iris ambrées luisait encore cette lueur déterminée et farouche qui l'avait tant intriguée à leur rencontre. Le poulain avait bien grandi, mais il n'était pas devenu un autre. Ou du moins, il l'espérait. Le bleu laissa sa main suivre le long de son dos, de sa croupe, et retomba doucement le long de son uniforme. Il attendait de savoir quel serait le bon moment. Bien sûr, il ne resterait pas ici à observer son cheval et le fils de cette jument aubère papoter pendant dix minutes, mais le fragile équilibre qui venait de se former était trop instable pour qu'il s'incruste dans ce duo.
"Tu ne m'as pas dit que le cheval noir et blanc était ridicule d'avoir été insoumis, de s'être rebellé contre les hommes ? Ne sois pas comme lui.

Le mépris qui brillait dans les yeux du bai agaça le gris. Quoi ? Il se prenait désormais pour ce qu'il n'était pas. Il coucha les oreilles, gavé par cet irrespect qui régnait dans ces lieux. Il ne pourrait pas changer, il ne changerait rien du tout, sans doute. Parce que, clairement, ce fort n'était qu'un endroit où cohabitaient la soumission, la violence, et la colère.
- Non. Je ne vous en veux pas. Ça rien à voir avec vous. C'est…

 Quoi ? C'est quoi ? C'était ridicule, il n'avait rien à dire. Ce n'était pas de sa faute, il n'avait rien demandé, juste la paix ! Et la paix, il la souhaitait plus que tout. Qu'ils se taisent, tous, ces abrutis qui se croyaient plus hauts que tout ! Stardust inspira profondément, et se concentra sur un point à l'horizon, ne prenant pas même la peine de répondre. Le poulain ne savait pas de quoi il parlait, alors ils n'allaient pas converser sur un sujet pas concret.
- Si. Je ne compte pas répéter son erreur. Mais je ne suis pas obligé de les aimer, ou encore de me rouler à leurs pieds et de perdre ma fierté. C'était le sens de ma question, d'ailleurs : pourquoi devoir remédier au fait que je n'aime pas les humains ?

   Le pommelé lâcha un petit sourire. C'est bon, Tialmah ne lui en voulait pas. Puisqu'il redevenait celui qui voulait tout savoir. Cela l'amusait, qu'il ne veuille pas se soumettre sans rien dire. Ce n'était pourtant pas compliqué. Martin s'avança doucement, comment à murmurer doucement. Il s'arrêta à côté de sa monture, et tendit la main vers le jeune. Sa paume restait en l'air, prenant appui sur un objet invisible, à hauteur du cerise.
"Tu n'as pas vraiment le choix. Si tu veux pouvoir sortir par la porte, la probabilité que tu en sortes sans cavalier est nulle. Donc logiquement, la soumission, c'est ta destinée. Mais sinon, reste, fais le fier, et tu resteras bloqué à jamais. Ca va pas être facile si tu te rebelles, et douloureux, en plus."

   D'un coup d'œil insistant, il fixa la main qui se tendait vers Tialmah :
"Allez, c'est pas compliqué !"

   Stardust ne lâchait pas la main tendue du regard. Il ne faisait plus même attention au poulain, trop inquiet sur la scène qui allait se dérouler. S'il ne se soumettait pas maintenant, sans doute qu'il sera plus tard très compliqué de lui faire comprendre que les hommes n'étaient pas tous mauvais. Et ce n'était pas comme si ses parents étaient des bêtes idiotes et insoumises, comme un cheval dont il ne citerait plus le nom. Ses géniteurs étaient l'exemple même de la domestication. Si Asrae n'était pas la plus sage des montures, légèrement impatiente, Wolf's Song ne se rebellait, malgré son caractère. Et Tialmah pouvait devenir comme eux, juste le temps qu'il reste ici.

    Des naseaux sombres apparurent timidement dans son champ de vision, et il n'osa pas sourire. Le cerise inspirait doucement, inhalant l'odeur de Martin, juste pour s'en rappeler par la suite. Pour savoir que cet homme là n'était pas méchant. Il le frôla, le bipède, mais d'un geste plus brusque, moins mesuré, se recula. Cette sensation de farouchement s'était envolée, il ne restait plus qu'un jeune cheval, perdu, triste. Le pommelé ouvrit de grands yeux, un peu étonné de ce retournement de situation.
- Voilà. A quel âge as-tu rencontré les hommes ?

    S'il aurait dû se sentir fier d'avoir été le témoin de ce début d'histoire, la peine était plus forte pour le gris. Il ne savait pas vraiment quelle était la cause de ce désespoir, mais il s'en voulait. Peut-être avait-il ressassé des souvenirs douloureux sans s'en rendre compte. Il ne sentait pas même le colonel qui s'éloignait furtivement, et n'entendit pas le portail du paddock se fermer doucement.  "Ca ne va pas ?"

    Lui aussi se rappelait sa mère, à cause de la question du bai. Mais la peine n'était plus de mise, cela faisait cinq printemps qu'il ne la voyait plus, et il se passait bien d'elle. C'était affreux à dire, mais elle ne comptait plus vraiment dans sa vie. Oh, il serait ravi de la revoir bien sûr, mais il avait tourné la page. Son cœur avait cicatrisé, d'autres plaies s'étaient ouvertes entretemps, quelques unes saignaient encore. D'autres, des chagrins de poulain, étaient refermées, sans doute à jamais.
"Oh, j'étais jeune, environ à ton âge. Oui, ça doit être ça.

     La barrière grinça une nouvelle fois. Martin revenait, et tenait dans sa main une carotte, ainsi qu'un petit bout. Stardust sourit, et se tourna vers lui, les oreilles en avant. C'était chouette de sa part d'avoir pensé à Tialmah. Il tendit sa paume vers sa monture, qui saisit promptement le légume, un peu trop gourmand. Il baissa aussitôt sa main, et le réprimanda, d'un "non" sec. Il recommença et l'étalon l'attrapa doucement, une lueur moqueuse dans les yeux. Il croqua avidement, et se régala pendant cinq bonnes secondes, trop occupé à déguster pour se préoccuper du reste. L'homme lui ébouriffa le toupet, et fit le même manège avec le plus petit bout pour le cerise.
"C'est délicieux les carottes ! Si tu n'en as jamais mangé, c'est le moment."

  Le poulain lui jeta un regard amer. Il ne semblait pas près à dévoiler quoi que ce soit. Ceci dit, ce n'était pas étonnant, mais Stardust ne pouvait pas s'en vouloir de ne pas avoir essayé. Il était prêt à jeter l'éponge sur l'ouverture d'esprit du petit, quitte à retenter de le convaincre de lui parler plus tard. Il n'était pas rancunier, et comprenait que Tialmah ne veuille pas parler à celui qui avait un peu brisé l'équilibre précaire de sa famille. Contre son gré, bien entendu. Il n'avait pas voulu que le colonel décède, que Wolf's Song soit relégué au rang de cheval basique. Mais il ne pouvait que se réjouir de l'arrivée de Martin ! Etonnamment, le petit reprit :
- Pas vraiment. Si vous aviez perdu de vue un être cher, et que ça faisait énormément souffrir un autre être cher, qu'est-ce que vous feriez ?

   Cette question intrigua le gris. Ainsi, le bai ne se sentait pas bien, à cause du départ d'Asrae. Il la trouva d'ailleurs égoïste d'être partie, sachant bien que ses enfants seraient livrés à leur propre sort, ou plutôt à celui des soldats. Et qu'ils étaient bien rudes avec les jeunes, pour leur montrer le chemin qu'ils devaient prendre. Or, l'aubère devait bien être au courant que leur père, s'il connaissait leur existence, n'avait jamais été présent pour sa progéniture. Cela le bouffait, de savoir que dans ce monde, erraient encore des êtres qui ne se préoccupaient pas de leur famille. C'était fou, tout de même. Même ce bout d'étalon portait en lui un cœur, qui battait. Il voulait que quelqu'un soit heureux. Instantanément, le pommelé songea à la jeune Ebony. Les deux jumeaux étaient proches, et vu les circonstances, ils devraient être plus soudés que jamais.
- Et comment aviez-vous connu les humains ?

  Il retrouva là l'insouciant poulain, qui n'arrêtait pas de poser des questions. Si, à leur rencontre, elles étaient poussées sur le paysage environnant, et sur les us et coutumes des bleus, elles commençaient à devenir plus sensées, plus adultes. Cela fit chaud au cœur à l'étalon, qui se dit, que malgré tout, il valait bien quelque chose, si Tialmah l'interrogeait, et que son chemin chaotique servirait bien à quelqu'un, un jour. Il le fixa de ses iris bleutées, alors que l'autre se dérobait à la main humaine, n'oubliant pas d'emporter la carotte avec lui. Il sourit, alors que le colonel sembla décider que c'était tout pour aujourd'hui. Ou en tout cas, pour le moment. Il flatta l'encolure de sa monture, en lui disant que c'était vraiment un super cheval. Puis, il s'éloigna d'un pas vif, avant de fermer le portail. Bien, ils étaient désormais seuls, et c'était l'heure de discuter.

   Stardust s'avança un peu, afin de rejoindre le cerise, qui se régalait un peu plus loin. Il lui laissa le temps de finir de manger, tout en réfléchissant à ce qu'il pourrait dire. Puis, n'ayant finalement pas du tout eu le temps de réfléchir, répondit, naturellement, sans chercher ses mots :
Si tu perds un être cher, et que quelqu'un que tu aimes souffre de cette disparition, prends soin de lui. Ainsi, s'il est impossible d'oublier un parent ou un ami qui n'est plus à ses côtés, cela lui permettra de penser à autre chose. Et tu deviendras à ton tour un élément majeur dans le cœur de cette personne. Qui se sentira mieux. Et si son état s'améliore, tu te sentiras aussi libéré.

  Il n'était pas réellement satisfait de sa réponse, et craignait que le yearling lui demande davantage d'explications, ou fasse une objection. Cela ne l'étonnerait pas de sa part. Tout ce qu'il voulait, c'était éclairer ce côté d'ombre qui lui faisait tant de mal. Puis, il reprit, les yeux plongés dans ceux du jeune étalon :
Et bien, je les ai connus, quand ils m'ont séparé de ma mère. J'ai vécu un bout de temps avec elle, et j'ai vu ces étranges animaux foncer sur nous. Bien vite, je ne la voyais plus, mais, même si mes souvenirs sont flous, il me semble qu'ils l'ont tué. Oui, ça doit être ça. Puis, après, je n'ai plus quitté les bipèdes, non pas par affection, mais parce qu'ils me tenaient enfermés, dans un autre fort que celui-là.

Le poulain parut éberlué. Il ferma les yeux, et Stardust se demanda vainement ce qu’il avait dit de si choquant pour que le jeune soit troublé. Il secoua faiblement la tête, même si l’autre ne pouvait le voir, désolé, si désolé. La vie était bien dure, dans le fort, mais alors sans sa mère, et avec un père quasiment fantôme, il ne l’imaginait pas. Lui avait dû s’habituer, parce qu’il n’avait pas eu le choix, mais les deux jumeaux ne connaissaient pas la solitude. Du moment qu’ils veillent l’un sur l’autre, et qu’ils tiennent. Asrae reviendrait, elle ne pouvait pas les laisser tomber. Il était assurément certain, dans sa belle ignorance, qu’elle était résolument attachée à ses enfants, et qu’elle usait de tous ses moyens pour revenir. Lui qui avait toujours pensé qu’elle était forte, inébranlable, mue par un amour sincère, et si fort. Lui, s’il avait une descendance, n’aurait pas la force de l’abandonner. Pas de son plein gré.

Tialmah chuta soudainement, et le pommelé reprit le fil de la réalité. Il n’était pas dans un monde merveilleux, la rougeaude n’avait pas fait son apparition entre les portes, galopant à vive allure, slalomant entre les bleus, pour retrouver son fils. Il était en train de soutenir un futur étalon, qui ne savait plus que faire. L’autre se reprit, et se releva, les genoux ensablés. Il tremblotait faiblement, à deux doigts de tomber de nouveau. Il ne lui proposa pas son aide, parce qu’il savait bien qu’il se ferait rembarrer avant d’avoir demandé.
- Vous paraissez tellement calme... Vous n'avez aucune colère contre les humains pour avoir fait ça ?

Ah, voilà une question qui revenait souvent. La rancœur l’avait assassiné, il avait eu du mal à les supporter, ces êtres, qui se croyaient supérieurs. C’était de leur faute si sa mère n’était plus de ce monde. Elle avait subi ce que beaucoup d’autres avaient vécu, vivre la mort alors que la fin de son existence aurait pu être dans si longtemps. Elle aurait pu patrouiller en compagnie de son fils, être fière de son nouveau grade. Mais ressasser le passé ne servait à rien. Maintenant, aujourd’hui, il en haïssait encore, mais avait appris que tous n’étaient pas les mêmes. Quelques uns en valaient la chandelle, valaient le coup d’essayer d’apprendre à les connaître. Ca avait été dur, mais quand il voyait Martin, l’oeil attendri quand il fixait sa monture, leurs regards joueurs, ou bien sérieux, en fonction de la situation, il ne pouvait que se rendre à l’évidence. Ce bipède, ce bleu immature devenu colonel avait changé à jamais son existence. Sous sa main, il était devenu un destrier modèle, un réel soldat et non pas un étalon immature qui ne songeait qu’à faire des conneries avec un noir tacheté dont le nom ne rappellerait que de mauvais souvenirs.
“Si je croisais ceux qui l’ont tuée, et que je les reconnaîtrai, oui, je ferai de mon possible pour qu’eux aussi comprenne la douleur. Mais ils sont bien loin, et d’autre humains ont fait leur apparition, bien meilleurs pour la plupart. Il ne faut pas les ranger dans une seule catégorie, non. Simplement apprendre à connaître ceux qui en valent la peine.”

  Il se secoua, conscient que ses paroles pouvaient paraître sortir de la bouche d’un sage. Mais c’était sa pensée à lui, et il ne l’avait pas filtrée pour le bai cerise. Même si il ne recevrait pas ses mots comme lui, qui les avait annoncé. On n’entend que ce qu’on veut entendre, après tout. Stardust reprit, en prenant garde à ce que sa voix ne prenne pas une inflexion de pitié, pour que Tialmah se sache respecté, et non vu comme un abandonné - ce qu’il était :
“Je pense que t’inquiéter pour ta mère ne sert à rien. Tu sais sûrement qu’avant être soldate, elle était une solitaire, mais elle s’est faite capturée ? Elle connaît bien les environs, et elle est débrouillarde.”

Cependant, au fond, il doutait. Et se promit que si un jour il la reverrait, il la prendrait en chasse, et lui demanderait, au nom de ses enfants, de rentrer. Si elle n’était pas morte.

"Vous le cachez bien, mais vous avez un petit air du sage du Fort, non ?"

Le pommelé éclata de rire, et secoua la tête. Ainsi, il passait pour un philosophe, mais au lieu de le vexer comme d’autres auraient pu l’être, cela l'enchanta. Il était heureux de voir qu'il pouvait donner des réponses à ceux qui lui posaient des questions, en espérant qu'elle les aide par la suite. Ce n'était pas forcément le cas, et il eut peur de ne pas avoir trouvé les bons mots, pour le réconforter, par exemple. L’autre se déroba sous son regard, et tourna la tête prestement. Stardut écarquilla les yeux, un peu inquiet de l’état de Tialmah. Il semblait aller si mal, que cela lui brisa le coeur. Le pauvre semblait si perdu, il se posait tant d’interrogations. D’ailleurs, il enchaîna une série de questions qui lui correspondait si bien :
- Vous pensez qu'elle est juste perdue ? Ça arrive souvent ? Et comment, est-ce que ça arrive ? Comment un soldat pourrait-il perdre sa monture ?

   Au lieu de le faire sourire, ses yeux bleus se fermèrent, pour ne pas supporter le regard du cerise. Il savait bien qu’il se questionnait, qu’il ne savait pas quoi penser, qu’il voulait s’appuyer sur un avis sage. Mais, à son grand damn, il ne sut que répondre. Les montures perdues étaient normalement retrouvées rapidement. Ou elles rentraient de leur plein gré, ou elles étaient ramenées de force au fort. En général, quand il était jeune et insouciant, songea il avec ironie, il rentrait de lui-même, sachant que la punition était moins grande, et au moins, on dormait au sécurité, entre les quatre mois.
- Comment prendre soin d'un être cher plus qu'on ne le fait déjà ? Si je... Si vous étiez déjà présent, tous les jours, du matin au soir, en restant au près d'elle, enfin, de cet être cher, en essayant de lui faire penser à autre chose ?

   Ah voilà que ça se compliquait. Rester au chevet de celui qui allait mal, sa soeur pour le bai, sans qu’il n’aille mieux, devait être difficile à vivre. Se sentir inutile pour les autres, il n’avait pas vraiment connu ce sentiment, mais imaginait bien trop mal la situation. Il frissonna, et répondit, avec le naturel qui le caractérisait si bien :
"Elle a peut-être trouvé un troupeau, ou est en sécurité chez les nomades. Quant au soldat, il est sûrement tombé, ou bien descendu, sauf qu’elle ne l’a pas attendu ! Quand j’étais jeune, mon ancien cavalier en a bavé. "

   Il hésita à ajouter qu’elle reviendrait, qu’il en était sûr, mais il craignait essuyer une remarque désobligeante, et une exclamation furieuse du jeune. Il ne voulait pas l’énerver, certainement que non, surtout que déjà il était mal, très mal. Triste, abandonné, en colère, peut-être contre sa mère, sans oublier contre son père, aux abonnés absents, portant la lourde responsabilité de refaire sourire Ebony. Si jeune, et pourtant n’ayant pas le choix que d’être mature !
"A vrai dire, si je suis un sage, je n’ai pas la science infuse ! Essaie de lui faire comprendre que ce n’est pas en se lamentant qu’Asrae reviendra, et montre lui tous les bons côtés du fort. Va peut-être voir ton père, et insiste fortement pour qu’il aille voir sa fille. Je pourrai peut-être lui parler, autant à Wolf’s Song qu’à Ebony, si tu veux ?"

   S’il n’était pas enchanté à l’idée d’avoir une discussion, qui risquerait de prendre très rapidement un tournant dangereux, il pourrait le faire pour Tialmah. L’autre pommelé du fort lui sortait de toute façon par les yeux, même s’il n’était sûr qu’il pourrait faire grand chose. Quand un ennemi vous donne des conseils, qui peuvent s’avérer bénéfiques, vous vous arrangez pour faire le contraire de ce qu’il vous propose. C’était un fait avéré. Si Colère venait un jour lui faire une remarque, il pouvait être sûr de se faire rembarrer sans avoir eu le temps de s’expliquer. Alors que la monture avait un minimum de politesse. Tandis que son prédécesseur, lui, n’avait pas de tact, et ne se contenait jamais à sortir des obscénités, à tout va. Que les insultes fusent, messieurs, dames !

  Le gris songeait tristement à la jument. Malgré son air acerbe et son manque de gentillesse envers lui, elle restait tout de même l'une des siens, et si sa sympathie n'allait qu'en un sens, il n'était pourtant pas question de se moquer de son sort. Et le petit bout qui se tenait devant lui ne faisait que rappeler qu'il était seul, et démuni. Portant sur ses frêles épaules la lourde charge de protéger sa sœur de la réalité. Mais en face, la colère enflait, encore et encore. Comme si ce tsunami de mauvaises nouvelles avait fait cédé la barrière du sang-froid, comme s'il se réveillait du doux rêve d'une merveilleuse vie. Ses iris orangées lançaient des éclairs, et il éclata. Enfin :
- Si elle a trouvé un troupeau, pourquoi n'est-elle pas revenue ? Si les nomades l'ont récupéré, pourquoi ne l'ont-ils pas rendue au Fort ? Ils savent qu'elle est soldate, le fer l'a marquée. Si elle s'est retrouvée seule, se repose la question... Pourquoi n'est-elle pas revenue ?

 Tant de questions auxquelles il n'avait pas réponses. Malgré tout, Stardust fut agacé par toutes ces interrogations. Le poulain savait bien trop qu'il ne pouvait pas lui répondre, parce qu'il n'était pas dans la tête de la rougeaude. Parce qu'il ne savait pas si elle était morte ou encore en vie, ou disparue, avec tant d'autres. Tout cela, il n'en savait rien, et le bai semblait se moquer de lui, lui rappeler qu'il n'était pas capable de trouver des solutions, de trouver la clé de l'énigme. Il souffla bruyamment, légèrement colérique, mais sa respiration sèche fut coupée par la voix de l'autre, qui reprit, plus triste, moins énervé. Heureusement, il l'aurait rembarré. - Je crois qu'elle est morte, ou qu'elle fait partie des disparus. Aussitôt, le gris se rappela qui était ce yearling. C'était le fils d'Asrae, qui avait disparu. Il ne pouvait pas croire, lui, qu'il avait voulu passer ses nerfs sur un pauvre gamin qui était peut-être orphelin. Il se dégoûtait de lui-même que d'avoir ne serait-ce que songer lui répondre sèchement de se taire, et d'arrêter de le tourmenter. Ses yeux bleus brillaient de compassion.

  Comme se reprenant, après cet acte de faiblesse, il redevint dédaigneux, et renifla, avant de s'agacer sur son père.
- Je ne veux pas parler à Wolf's Song. S'il est bien mon géniteur, il n'a jamais été présent pour maman, alors pourquoi le serait-il maintenant qu'elle n'est plus là ?

   Parce qu'il avait un cœur. Seulement, il était bien compliqué de savoir si l'ancienne monture du colonel possédait cet organe. Il ne pouvait pourtant pas se foutre de ses enfants comme cela ? Non, ce n'était pas possible. On ne pouvait pas être un monstre au point d'être insensible, de ne pas voir la souffrance de ses gosses. Le sombre étalon était bien trop orgueilleux, pour pouvoir un jour écouter un conseil de sa part, mais s'il le croisait, les quatre vérités sortiraient. Et Tialmah et Ebony ne seraient plus jamais seuls.
"Il est vrai qu'il n'est pas très présent avec vous. Mais dis-toi que dans ce petit monde qu'est le fort, il y a bien quelqu'un qui saura s'occuper d'Ebony en attendant qu'elle revienne. Et puis pour toi, si jamais tu as des questions, je suis là. T'es un gars bien."

C'était un peu minimaliste comme discours pour le réconforter, mais avec son caractère fier et parfois grincheux, il pouvait prendre mal des mots qui n'étaient pas sensés blesser.

  Le poulain ne parut pas franchement emballé par ses paroles, et le gris le comprenait, au fond. Cela ne pouvait pas être évident d'accepter sans rien pouvoir faire, sans se bouger, l'absence de sa mère. Et le désarroi de sa sœur, qui errait dans un puits sans fin. Elle supportait bien plus mal que lui la disparition d'Asrae, qui n'avait, d'après lui, jamais vraiment adoré sa mère. Stardust craignait qu'il ne pète un câble, à cause de son discours, et de l'amas de problème qui régnait autour de sa personne. Oh, oui, ça lui faisait bien peur. Il n'avait pas voulu déclencher une explosion chez lui, mais sans doute Tialmah se contenait pour calmer la violente furie qui bouillait dans ses veines.
- Merci. Toi aussi. J'apprécie… beaucoup ton soutien.

 Le gris osa un petit sourire, soulagé que sa colère se soit un peu apaisée. Ce caractère farouche n'était que le prémisse d'un débourrage compliqué, il en était certain. Et il doutait plus encore de la capacité du cerise à se soumettre auprès des hommes qui avaient laissé sa mère disparaître, alors qu'elle était bien mal en point. A force de patience, peut-être qu'ils arriveraient à calmer sa fureur grandissante envers les bipèdes, mais tous les bleus ne possédaient pas cette qualité, pourtant fort utile quand ils avaient affaire à des cas plus complexes.
"Y'a pas de quoi. Je vais pas te laisser tomber maintenant."

 Il lâcha un soupir amusé, puis la porte du corral s'ouvrit sur Martin qui revenait, un licol à la main. Le pommelé l'observa d'un œil confiant, et accepta avec gratitude une petite tape sur l'encolure. Une fois le bout de cuir enfilé, il se résigna à suivre le colonel, adressant un bref A plus ! au bai qui resta dans la carrière. Une fois dans la stabule, il s'éloigna pour aller manger quelques brins de foin.