Coincé sur une île déserte, tu fais quoi toi ?

Un autre jour se levait. Identique aux autres, cela ne changeait pas. Au loin, les mêmes collines avec le même père qui gouvernait le même harem, insensible à son fils. Qui regardait de ses iris ambrées le paysage pluvieux. Un petit astre illuminait d'ailleurs les plaines du troupeau qui avaient causé leur abandon, à lui et sa mère. Il leur en voulait terriblement, mais que pouvait-il faire ? Rien. Finalement, ces terres s'éloignèrent au rythme de ses imposantes foulées. Il voulait aller autre part, Farewells. Où ? Là où les immenses feuilles des arbres tenaient encore, alors que la plupart des squelettes branchus en étaient dénués, ici. Au bout d'un certain temps de galopade tranquille, il n'était pas du genre à dépasser ses limites juste pour s'amuser. Il ne s'amusait pas.

    L'étalon s'enfonçait dans l'étrange forêt, jusqu'à un grand ruisseau. L'eau claire se frottait contre les cailloux, des poissons sautillaient joyeusement. Il observa quelques secondes le spectacle avant de s'enfoncer dans le liquide, prenant bien garde à éviter les petits êtres qui frétillaient. Il ne voulait pas les tuer, les étouffer sous ses énormes sabots. Après quelques mètres de traversée, il atteint une petite île entourée par la minuscule rivière. Ses membres étaient trempés, jusqu'à son bas-ventre, et des frissons le parcoururent, de froid. L'eau était glaciale, mais la recherche de solitude était plus forte que son bien-être.
 
    Il resta, ici, les yeux mi-clos, de longues minutes, des heures ? Un pataugement et une course le réveillèrent de sa torpeur. Il battit des paupières, et aperçut une jument à la robe noire, et à la crinière couleur de sable. Il se contenta de la fixer, froidement.

Elle semblait énervée. Farewells huma doucement son fumet. Elle portait l'odeur de différents chevaux, mais aussi d'hommes. Elle n'était pas dans le troupeau de son père. Elle portait la même que l'ange qu'il avait croisé sur la plage. Cette rencontre remontait à quelques semaines, il lui semblait. Depuis la solitude avait fait son effet, et il n'avait plus croisé personne. Cela l'ennuyait, mais qu'y pouvait rien. Tu n'es pas seul, je suis là. Oui, tu étais là, et heureusement. Il souffla sans bruit. Il ne voulait pas vraiment qu'elle le voit, mais sur cette petite île, il savait bien que sa discrétion ne serait plus. D'ailleurs, elle lança vivement :
"-Je ne sais pas qui vous êtes mais vous feriez mieux de vous montrez... C'est un conseil."

L'étalon se fraya un chemin entre les arbres à longues feuilles. Ses iris ambrées se posèrent sur celles vertes de la jument. Elles étaient assez froides, simple reflet de l'animosité de la femelle. Il aurait voulu lui demander ce qu'elle avait, mais non, il ne le ferait pas. Elle le trouverait bien pathétique, à tous les cas.
"Oui ?"

Il ne préféra pas l'agacer plus qu'elle ne l'était déjà. Pourquoi vouloir la faire monter dans le stade de la colère ? Cela était inutile. Tu n'y arrives pas, c'est pour ça que tu dis ça.

La jument poussa un long soupir. Farewells la fixa tout aussi froidement, même si au fond, il aurait voulu lui dire de ne pas avoir peur de lui. Il n'était qu'une existence de plus sur cette région où vivait celui qui avait causé sa perte. Toujours toutes ses pensées revenaient vers lui, c'était terrible que d'être hypnotisé par un père, qu'on déteste et qu'on admire en même temps. Il soupira doucement, tentant de repousser au loin les images de son géniteur, et se concentra sur la noiraude, qui reprit :
"- Je suis désolée. Je ne suis pas aussi..."agressive", d'habitude. Je m'appelle Utopie, et toi ?"

  Il hocha simplement la tête, ne sachant pas vraiment dire quoi d'autre pour accepter ses excuses. Au fond, il était tourmenté. Pourquoi s'était-elle adressée à lui aussi méchamment, plus que d'habitude d'après ses dires? C'est toi qui la mets dans cet état. Oui, elle avait raison, il était si monstrueux, et pourtant elle voulait faire sa connaissance. C'était si paradoxal. Il la mettait mal à l'aise, elle engageait la discussion. C'était la pitié, qui la poussait à agir de la sorte. Il ne savait que faire naître chez les autres que la terreur et la pitié. Le sortant de ses sombres pensées, il entraperçut une sombre masse se précipitant vers lui, pour finalement finir sa route derrière lui. Le hululement d'un hibou paraissait être la cause de la course de la jument.

  Inévitablement, sa force tranquille reprit le dessus, et il se campa fermement devant elle. Son cri de panique lui avait transpercé le cœur, et même si le volatile n'était pas des plus effrayants, il n'allait pas la laisser tomber. Néanmoins, le rapace ne semblait pas prêt de se déplacer, et après quelques secondes dans le plus complet des silences, comme si la forêt retenait son souffle, il se décala doucement. Ses iris ambrées fixèrent ladite Utopie, avec une certaine douceur, puis il redevint l'inconnu froid qu'il avait, il y a quelques instants, été.
"Je m'appelle Farewells."