Le brasier des roses

Flamme lâcha un soupir en tapant rapidement un message sur son portable. Vraiment, la faire attendre comme ça, elle ! Cela devait bien faire déjà cinq minutes qu'elle patientait comme une idiote au bord de la route. Cinq minutes ! Une éternité ! Ah, si ça n'avait pas été lui, elle... La brève sonnerie indiquant qu'elle venait de recevoir un nouveau message la tira de ses ruminations. Elle baissa le regard vers son portable et laissa échapper un petit sourire amusé en voyant s'afficher ledit message, à côté de la petite image où trônait le visage encadré de cheveux bruns coupés en un éternel carré plongeant. "Telle que je te connais, tu trouveras vite un moyen de lui faire regretter ça." lui avait répondu Rey. Flamme s'apprêtait à lui envoyer une réponse lorsque le bruit d'un moteur lui fit relever la tête. La décapotable luisante qui approchait s'arrêta devant elle, et son conducteur, un beau brun à la peau bronzée, lui accorda un sourire digne d'une pub de dentifrice.

« C'est pas trop tôt !, lâcha-t-elle avec virulence en lançant son sac sur les sièges arrières.
— Désolée princesse, j'ai croisé le lieutenant Gray devant le commissariat. Tu sais comment il est, il se jetterait au milieu de la route pour être sûr que tu l'as vu et que tu lui dises bonjour.
— Stardust Gray ? Pff, la prochaine fois, écrase-le. Ça évitera à toute la ville de supporter ses engueulades avec son subordonné. »

Flamme referma la portière et reprit son portable pour rapporter les dernières nouvelles à Rey. Lorsque la réponse lui parvint, elle se renfrogna. Elle s'attendait à ce que son amie se moque avec elle à propos de l'officier Fisher. Elle ne manquait jamais une occasion de rabaisser celui qui avait largué sa mère, Demi-Lune, sans une explication quelques années avant sa naissance. C'était même sans doute par dépit qu'elle s'était presque aussitôt remariée à Leiter Kuntz, même si c'était un vrai glaçon, y compris avec sa fille. Mais bon, il avait une bonne situation financière avec son poste à responsabilités dans son entreprise de vente d'escabeaux. C'était toujours ça à prendre. Cependant, cette fois, Rey ne fit aucune remarque sur le policier dont les cheveux noirs étaient déjà parsemés de mèches blanches malgré qu'il n'eut même pas la quarantaine, et se contenta de vanter la beauté du lieutenant Gray. Non mais franchement, ce qu'elle pouvait être niaise parfois. C'est vrai qu'il était bien bâti, mais pas de quoi lui baver dessus non plus !
Laissant tomber son portable sur ses cuisses avec un soupir, elle redressa la tête et s'accouda à la portière, glissant ses doigts dans ses superbes cheveux couleur feu.

Lorsque la décapotable s'avança sur la route qui faisait face au lycée, Atlas aperçut aussitôt la silhouette de Rey qui patientait, adossée à un arbre d'un air nonchalant, pianotant sur son portable. Cela ne sembla pas non plus échapper à Flamme, qui se redressa en criant son nom. Il eut à peine le temps de ralentir qu'elle attrapait déjà son sac et sautait de la voiture pour se diriger d'un pas vif vers son amie, roulant des hanches de manière ostentatoire sous le regard de tous ceux qui n'avaient rien manqué de leur arrivée bruyante. De toute façon, comment aurait-il pu en être autrement avec Flamme ? Se faire remarquer était son passe-temps favori, surtout lorsqu'elle pouvait en profiter pour cracher son venin sur une pauvre victime innocente. Il gara rapidement son véhicule et rejoint les deux commères, saluant brièvement Rey. Elle lui rendit son salut peu convaincu — après tout, les deux ne s'étaient jamais très bien entendus — au moment où Flamme sautait au cou d'Atlas pour l'embrasser.

« On se revoit à la pause ! »

Sans grande conviction, Atlas lui rendit son baiser avant de ne la laisser s'éloigner avec Rey, bavardant tranquillement. Il ignora les regards appuyés que des dizaines de curieux et de jaloux portaient sur lui et jeta son sac sur son épaule. Flamme n'était jamais aussi démonstrative que lorsqu'elle se savait observée. Il suivit du regard la rouquine qui était à présent entourée de toute sa bande, probablement en train de vanter son dernier rouge-à-lèvres.

« Atlas ! »

L'intéressé tourna le regard vers celui qui l'appelait. Un blondinet large d'épaules agitait la main en souriant. Atlas rejoignit le groupe au milieu duquel il se tenait en réprimant un soupir résigné.

« Salut les mecs. » lâcha-t-il presque à contrecœur.

Il n'appréciait pas spécialement leur compagnie, préférant la solitude à l'éternel entrain de Nuage d'Orage et à l'hypocrisie des autres, notamment Kesegowaase, qui dissimulait à peine traîner avec eux pour la protection que cela représentait. Mais, dès lors qu'on nous colle l'étiquette « populaire », on se retrouve aussitôt entouré de divers pots de glu. La présence de sa bande d'« amis », qui pour la plupart ne restaient à ses côtés que pour son influence, avait au moins l'avantage de tenir loin de lui les imbéciles du coin et les gamines insistantes. Bien que, sur ce dernier point, Flamme et sa jalousie maladive était le plus parfait des répulsifs. Elle lorgnait toujours Asrae de travers, alors même qu'Atlas et elle avaient rompu des années auparavant et que leur histoire n'avait duré que quelques mois. D'un regard distrait, Atlas chercha instinctivement la chevelure cerise de la jeune femme, avec laquelle il était resté en plutôt bons termes — au grand damne de Flamme. Il s'apprêtait à prendre la direction de l'entrée du lycée lorsqu'une jeune fille solitaire attira son attention. Il ne l'avait jamais vue dans les environs. C'était plutôt inhabituel.

« C'est qui, elle ? s'enquit-il.
— J'sais pas. Une nouvelle, sans doute. »

Avec un haussement d'épaules, Atlas se détourna et pris la direction des salles de classe, entraînant toute la bande dans son sillage.

« Tu y vas, toi ?
— Mmh ? »

Flamme releva les yeux vers Aliory, se tirant de la contemplation de son portable. Elle avait pourtant très bien entendu le sujet, mais, presque par automatisme, jouait les distraites plus pour ménager le suspens que pour se donner le temps de réfléchir. Elle adorait ça, quand tout le monde autour se taisait et la dévorait du regard en attendant une réponse. Ah, ce que c'était enivrant, qu'ils attendent son approbation pour se prononcer sur tel ou tel sujet.

« La soirée ! Tu comptes y aller ? éclaircit Aliory.
— Oh, ça. »

Elle sentait la tension dans l'air, elle apercevait les filles qui gigotaient nerveusement, espérant qu'elle donne la réponse qui leur conviendrait. Parce que, si elle répondait par la négative, elles n'auraient plus qu'à s'accorder à son point de vue et dénigrer la petite fête, pour rester dans ses bonnes grâces. Et, dans le cas contraire, elles se devraient de se montrer plus qu'enthousiastes à l'idée de s'y rendre. Flamme avait déjà pris sa décision, à peine quelques minutes après avoir été invitée par Pitchou. Enfin, ''Nuage d'Orage''. Pff… Quel prénom débile. Et à prénom débile, surnom débile. Ce qui s'accordait à merveille avec le caractère du gars. Il avait sans doute dû se traîner le surnom de Pitchou, diminutif de son nom, depuis ses plus jeunes années. Ce qui n'avait pas l'air de le déranger.

« Moui, peut-être. » répondit-elle avec une petite moue qui se voulait hésitante.

Aussitôt, les filles semblèrent se détendre, et se remirent à discuter et à glousser. Elles harcelaient Utopie de questions à propos de Pitchou, ce qui n'avait guère d'intérêt aux yeux de Flamme. Elle jeta un regard vers Atlas, qui se tenait justement en compagnie de l'intéressé. Même de dos, il la faisait craquer. Avec sa silhouette athlétique et son beau visage à la peau mate, encadré de cheveux bruns aux mèches rebelles, il était le genre de type que toutes les filles rêvent de ramener dans leur lit. Enfin, elle, en tout cas. Et dire qu'il sortait avec elle ! Ce mec-là lui appartenait. C'était sa propriété, son territoire, son morceau de viande. Ah, ça, elle pouvait être une sacrée chienne, pire qu'un pitbull, si on touchait à ce qui lui appartenait.
Atlas tourna soudain la tête. Elle suivit son regard, se demandant ce qui pouvait ainsi attirer son attention. Et… Quoi, une fille ? Il regardait une autre fille ? Ses yeux orangés se durcirent aussitôt. Comment cette pétasse osait-elle attirer le regard de son mec ?

« Tu la connais ? »

La voix de Rey lui ramena brusquement les pieds sur terre. Elle secoua la tête pour répondre par la négative avant de se tourner vers les filles.

« Encore une intello chiante qui sort d'un trou paumé, je présume.
— En tout cas, il y en a un qui perd pas de temps pour tenter sa chance ! »

Aliory désigna quelque chose du menton avec un sourire moqueur. Un rire suffisant échappa à Flamme lorsqu'elle aperçut celui qui s'approchait de la nouvelle d'un pas déterminé, glissant sa main dans ses longs cheveux noirs pour les repousser vers l'arrière. Blackhole. Blackhole Eckert, le type le plus con du pays. Le genre dont les seules passions étaient de coller aux gens, qui inlassablement finissaient par l'envoyer chier parce que sa connerie dépassait de loin la pitié qu'il pouvait inspirer, de parler à tout-va du crush de ses dix ans, une certaine Khyda, et de faire des bulles dans ses boissons en soufflant dans les pailles. Sûr qu'avec ce type-là, cette pouffiasse aurait d'autres préoccupations que d'attirer le regard d'Atlas.

C'était plutôt angoissant. Se retrouver comme ça, lâchée dans un endroit qu'elle ne connaissait pas, au milieu de gens qu'elle ne connaissait pas. Luna avait toujours été un peu à part. Trop solitaire, trop secrète, trop réservée. Et maintenant, elle était propulsée au beau milieu de l'Inconnu. Elle avait espéré qu'avec le déménagement, avec son nouveau lycée, elle pourrait repartir à zéro. Mais, là, elle était perdue. Elle n'avait aucune idée de comment approcher les autres. Elle ne pouvait pas juste aller les voir, s'incruster dans la conversation qu'ils avaient avec leurs amis. Alors, toute nerveuse, elle restait dans son coin et attendait la suite en observant la situation. Voir lesquels semblaient ouverts, lesquels étaient les plus populaires, lesquels il était préférable d'éviter. Elle sentait sur elle des regards curieux, d'autres moqueurs, d'autres indifférents.

« Salut ! »

Son cœur eut un sursaut. Espérant que sa surprise était passée inaperçue, elle tourna le regard vers celui qui l'avait interpellé si joyeusement. Il réduisait le peu de distance entre eux à grands pas, et ne s'arrêta qu'à côté d'elle. Luna réprima une grimace. Il était même un peu trop près à son goût. Elle aimait avoir son espace, et cet inconnu ne semblait pas s'en préoccuper. Mais au moins, il semblait vouloir engager la conversation. Peut-être était-il sympa ?

« T'es nouvelle ? Moi c'est Blackhole, lâcha-t-il avec un grand sourire un peu bêta.
— Oh, heu, salut… Je viens d'arriver dans les environs. Je m'appelle Luna. »

Elle en profita pour se reculer d'un petit pas discret, mettant une distance entre eux. Qu'il réduisit aussitôt au néant. Luna soupira avec résignation et le regarda s'adosser au mur derrière elle, replaçant au passage une mèche de longs cheveux ondulés qui lui glissaient devant les yeux.

« Tu me rappelles un peu une fille que j'ai connu. Khyda, qu'elle s'appelait. Elle avait un peu tes cheveux. Genre, presque aussi blancs. Mais elle était plus belle. Et… »

Ah. Génial. En plus, ce type lui sortait tranquillement qu'elle était moche. Et il ne semblait pas décidé à se taire, tandis qu'il s'étalait sur la beauté de cette certaine Khyda. Luna laissa échapper un soupir en songeant qu'il avait bien fallu que le premier à qui elle adresse la parole soit un cas de ce genre. Finalement, elle aurait peut-être préféré rester seule.

« Bon, heu, je vais y aller. C'était sympa de te rencontrer Blackhole. » le coupa-t-elle.

Elle fit mine de s'éloigner, heureuse d'avoir pu échapper à son monologue sur les sublimes yeux couleur de ciel d'été de cette fille qu'elle ne connaissait même pas… Avant de s'apercevoir qu'il la suivait. Il allait la coller longtemps ? Dépitée, elle balaya l'endroit du regard, se demandant où se réfugier. Aux toilettes ? Il ne serait quand même pas capable de la suivre dans les toilettes des filles, si ?

« Oh, Blackhole, je crois avoir entendu quelqu'un t'appeler là-bas ! » s'exclama soudain une voix étrangère.

Luna se retourna pour voir approcher une jeune femme aux cheveux d'un rouge intense. D'un vague geste de la main, elle désigna une direction que Blackhole scruta d'un air étonné. Sans lui laisser le temps de réfléchir, elle attrapa Luna par le poignet pour l'entraîner plus loin.

« Blackhole, c'est comme un chewing-gum sous la semelle, il reste accroché jusqu'à ce que tu arrives à le coller par terre et que le suivant se le ramasse. Il n'y a que Ivy qui soit assez surhumaine pour le supporter plus de deux minutes, se moqua sa sauveuse. Au fait, moi c'est Asrae. »

Elle avait un sourire plutôt rassurant. Soulagée, Luna la remercia et se présenta pour la seconde fois, espérant que celle-ci n'avait pas de vices cachés comme le premier. Sans plus de cérémonie, Asrae sembla avoir soudain une idée et la traîna jusqu'à un groupe de mecs qui s'apprêtait à franchir la porte du lycée. Luna avait littéralement l'impression qu'elle la jetait dans leurs bras, et eu un peu peur qu'elle l'abandonne-là et s'en aille. Mais elle se contenta de faire les présentations tout à fait naturellement. Luna n'avait pas même le temps de retenir leurs noms. Elle se sentait plutôt intimidée, sensation qui s'accentua lorsqu'elle croisa le regard perçant de celui qui paraissait le plus froid, un jeune homme bien bâti aux cheveux noirs à côté duquel elle se sentait minuscule. Ils se détournèrent aussitôt l'un de l'autre, lui avec un air désintéressé, elle parce qu'il était franchement beau et qu'elle avait peur de rougir devant tout le monde.

« Eh, il y a une soirée chez moi la semaine prochaine, tu veux venir ? l'interrogea soudain un blondinet plus qu'enjoué.
— Une soirée ? Et personne ne m'en a parlé ? »

Le bouclé eut un sursaut et se retourna vers celle qui avait pris la parole. Son visage avait une telle expression qu'on se serait volontiers attendu à ce que ses cheveux se dressent sur sa tête. Il dévisageait une femme à la chevelure méchée noire et blanche, qui semblait un peu âgée pour une étudiante.

« C'est une soirée entre étudiants, madame, répliqua Asrae d'une voix sarcastique.
— Vous devriez faire attention au ton que vous employez, mademoiselle DaRonch ! »

Malgré les mots menaçants de celle qui semblait être une professeur, personne ne sembla impressionné. Avec un air moqueur, Asrae suivit les garçons qui s'engouffraient dans le lycée.

« Ça, c'était la prof de maths. Elle croit toujours qu'elle va devenir notre pote.
— La meilleure amie de Flamme ! » railla l'un des mecs.

« Vous croyez qu'ils se jetteraient d'un pont si on les séparait une journée ? »

Flamme suivit le regard de Rey. Un petit rire moqueur lui échappa lorsqu'elle découvrit que son amie ne parlait de nul autre que d'Utopie et de son copain, l'autre idiot de blondinet.

« On devrait peut-être essayer. » répondit-elle, un peu trop sérieusement sans doute malgré son ton sarcastique.

Même si Utopie faisait partie de celles qui traînaient autour d'elle et constituaient son petit clan qui lui obéissait au doigt et à l’œil, ce qui n'était pas pour lui déplaire, elle ne pouvait pas la blairer. Enfin, de toute façon, elle ne blairait pas grand monde. Sans doute personne, même, si on omet Rey et Atlas. Et même eux ils la faisaient chier parfois. Mais, Utopie, rien que de penser à elle ça lui donnait envie de soupirer. Le genre qui sert à rien, sans aucune personnalité, toujours en train de sourire et de faire sa gentille. Et en plus, c'était une vraie niaise dégoulinante de guimauve fondue, avec son copain. A vous en donner une indigestion. Quand elle n'était pas avec lui, à se faire des papouilles et des bisous en gazouillant, elle avait le portable scotché à la face et ils se harcelaient mutuellement de messages. Heureusement, Flamme n'était pas aussi ridicule. Elle, avec Atlas, elle avait la classe. D'ailleurs toutes les filles la jalousaient. A part Rey, évidemment. De toute façon, dès qu'on parlait d'amour – une chose que Flamme réduisait à faire la belle au bras d'un beau gosse et au passage au pieu –, Rey n'avait d'intérêt que pour Stardust Gray. Mais, les autres, elles jetaient toutes des regards envieux vers son mec, et ça, c'était quelque chose qui lui donnait une satisfaction indescriptible. Parce que quand elles convoitaient comme ça quelque chose qui n'appartenait qu'à elle, et quand elles la détestaient pour ça, c'était fabuleux. Vraiment, c'était fabuleux.
La musique changea soudain en un rythme bien plaisant, et Flamme décida qu'il était temps pour la soirée de commencer vraiment. Oui, parce que, tant qu'elle ne dansait pas, personne ne pouvait dire que la soirée était réussie non ?

« On va danser ? »

Elle jeta un bref regard à Atlas, mais, comme elle s'y attendait, il ne semblait pas très emballé à l'idée de l'accompagner sur la piste. De toute façon, Atlas ne se remuait jamais, à part pour les entraînements et les matchs de son équipe. Et puis, rien que l'idée de se voir se trémousser sur une musique de ce genre paraissait tellement décalée que même Flamme ne trouvait rien à redire à ce qu'il reste sur le bord, à balayer tout le monde de son si beau regard de glace. Mais elle savait que Rey, elle, ne se feraient pas prier. Elle se dirigea donc vers le centre de la pièce, là où tout le monde pouvait l'admirer, traînant son amie par la main.

Elles n'étaient sur la piste que depuis quelques minutes lorsqu'elle aperçut un peu plus loin une fille aux vêtements colorés qui sautillait partout en piaillant. Elle n'eut même pas besoin de voir son visage pour reconnaître Ivy, le simple fait qu'elle gigote dans tous les sens en tenant les bras de Blackhole et les couleurs éclatantes de la licorne sur son t-shirt lui suffisant à l'identifier. Elle faisait un tel vacarme que tous les regards se tournaient vers elle. Ce qui était, bien évidemment, une aberration. Comment osait-on se détourner ainsi d'elle pour regarder cette petite idiote à ressors ? Furieuse, elle glissa automatiquement un regard vers Atlas, certaine que lui, au moins, ne voyait qu'elle. Elle déchanta aussitôt. Il était en train de discuter ! Et avec son ex, en plus. Il ne payait rien pour attendre ! Franchement, quel mec osait laisser sa copine seule pendant qu'il discutait tranquillement avec une autre ? Et, pire encore, il y avait avec eux l'autre nouvelle, cette pouffiasse qui le lorgnait dès qu'il regardait ailleurs. Ah, elle n'allait pas le laisser s'en tirer comme ça. Il était à elle, seulement à elle.

« Et si tu réclamais un truc plus romantique ? » lui chuchota Rey.

Flamme approuva d'un petit hochement de tête et s'éloigna aussitôt vers l'organisateur de la petite soirée. En la voyant arriver comme une furie, Pitchou dû avoir la peur de sa vie puisqu'il ne décrocha pas un mot alors qu'elle lui demandait, avec sa fameuse délicatesse et son immense gentillesse, de changer la musique. Ce fut Utopie qui le secoua un peu, le pressant d'accepter puisque c'était Flamme qui le voulait. Sitôt les premières notes résonnèrent-elles, la rouquine se précipita vers Atlas et le kidnappa en minaudant.

Lorsque la jolie rousse surgit devant lui pour lui attraper les mains en roucoulant, Atlas comprit bien vite que malgré la lueur excitée de son regard, elle dissimulait en fait une sourde colère. C'était la même chose à chaque fois qu'il adressait la parole à Asrae. Parfois, la jalousie de Flamme l'exaspérait ; Asrae était restée à peine une amie, et, de plus, elle était accompagnée de son mec ce soir-là. Même si, comme d'habitude, celui-ci ne décrochait mot et restait dans son coin avec son air blasé tandis que sa copine traînait la nouvelle derrière elle. Les deux semblaient bien s'entendre, et Atlas se demandait ce que Asrae pouvait trouver à la jeune fille à l'air introvertie et clairement paumée qui, selon ses dires, répondait au nom de Luna. Elle lui avait à peine parlé, aussi muette que Wolf's.
Flamme s'accrocha soudain à ses épaules, et il s'aperçut qu'elle l'avait déjà emmené au beau milieu des autres danseurs. Il n'était guère emballé par l'idée d'un slow, lui qui ne dansait que peu – ce qui avait parfois été un problème au cours des quelques mois passés avec Asrae, puisqu'elle était au contraire une grande danseuse –, mais il songea que cela valait toujours mieux que de s'ennuyer et que c'était une rare occasion d'être un peu avec Flamme. Elle avait beau être sa copine, il avait parfois l'impression qu'ils ne se voyaient que très peu. Et lors de leurs rares moments ensemble, elle était plus avec son portable pour parler à Rey qu'avec lui. Il se doutait qu'elle ne sortait avec lui que pour s'en vanter, ce qui ne le dérangeait pas vraiment puisque lui-même n'éprouvait pas véritablement de sentiments pour elle, mais il aurait aimé avoir un peu plus d'intimité pour autant. Au fond, leur situation était vraiment pathétique, malgré ce qu'en pensaient les autres.

« Tu crois qu'un jour Ivy va nous le dépuceler celui-là ? »

La voix de Flamme était pleine de son habituelle méchanceté. Parfois, Atlas se prenait au jeu et riait avec elle, plus pour se distraire égoïstement que par pure méchanceté, mais ce soir-là, il n'était pas vraiment d'humeur. Il lança un regard distrait vers Ivy, qui dansait avec Blackhole. Ou plutôt, qui gigotait dans tous les sens, sautillant tout autour en bousculant ceux qui dansaient non loin au point qu'il y avait autour d'eux un grand vide. Elle semblait, comme d'habitude, plus que ravie, et mimait de grands gestes en éclatant de rire, ce que Blackhole, dont elle était probablement la seule amie, imitait avec joie. Même s'ils étaient ridicules, Atlas songea que beaucoup devaient trouver cela adorable. Ils avaient l'air si innocents et si joyeux que s'ils avaient lancé une chorégraphie sur La Danse des canards, ça n'aurait étonné personne et beaucoup n'auraient pas résisté à se joindre à eux. Peut-être aurait-il aimé avoir une relation aussi légère et heureuse avec quelqu'un ? Mais lui, il était incapable de s'amuser comme ça. Il se prenait trop au sérieux. Il n'avait même pas de vrais amis.

« C'est pas au lycée qu'on aurait dû les inscrire, mais à l'asile ! se moqua encore Flamme. Ivy aurait été contente, avec tous les médocs dont ils la bourreraient pour la calmer, elle les verrait enfin, ses licornes. »

Atlas soupira. Le comportement de Flamme le lassait de plus en plus. Elle ne pouvait pas passer trente secondes sans cracher son venin, même alors qu'elle aurait dû s'intéresser à lui et passer un bon moment. A croire qu'elle connaissait mieux les autres que son propre copain.

« Fiche-leur la paix. » la rabroua-t-il.

Il n'attendit pas de réponse et tourna les talons, la laissant en plan au beau milieu des danseurs. Il avait besoin de prendre l'air, loin de sa méchanceté, de ses remarques désagréables, de la pièce bondée et de l'ambiance de la fête. Il était d'humeur si maussade qu'il salua à peine Hurricane Lee et Anoki Patrick, qui discutaient ensemble sur un banc à l'extérieur, pour s'éloigner en quête d'un coin plus tranquille.

Luna tordait nerveusement ses doigts, faisant passer son poids d'une jambe à l'autre sans oser bouger. Elle était vraiment mal à l'aise, avec tout ce monde autour d'elle. Elle avait bien dit à Asrae que cela ne la dérangeait pas qu'elle aille danser avec son copain, mais c'était plus pour ne pas la déranger. Maintenant, elle ne savait plus où se mettre. Pour se donner une contenance, elle observait les danseurs et s'efforçait de paraître détachée alors qu'elle avait juste envie de partir en courant. Soudain, elle aperçu la haute silhouette d'Atlas qui fendait la foule droit vers la sortie. Il n'avait pas l'air très commode, enfin, encore moins que d'habitude. Mais Asrae lui avait dit qu'il n'était pas si désagréable quand on le connaissait, alors, elle essayait de la croire. Elle suivi du regard la direction d'où il venait, se demandant ce qui l'avait mis de si mauvaise humeur, et découvrit le visage déconfit de Flamme. La jolie rousse avait l'air complètement abasourdie, et restait plantée sur la piste avec les yeux écarquillés et la mâchoire décrochée. Elle n'avait probablement pas l'habitude d'être laissée en plan comme ça. Ses amies se frayaient un chemin vers elle comme des gardes du corps se précipitant pour la protéger d'une quelconque agression. L'image était si comique que Luna laissa échapper un petit sourire amusé… Au mauvais moment, puisqu'elle croisa à l'instant-même le regard de Flamme. Son air ébahi se transforma aussitôt en un regard noir, et elle se rua vers elle avec tant de colère qu'on se serait attendu à ce qu'elle sorte un lance-flamme. Avant même qu'elle ne réalise la situation, Luna se fit brusquement pousser contre le mur par la jeune fille hors d'elle.

« Quoi, ça t'amuse pétasse ? »

Dans d'autres circonstances, Luna ne se serait certainement pas privée pour répliquer. Mais la surprise avait coincé les mots dans sa gorge. Soudain, la pression qu’exerçait Flamme sur ses épaules disparu et son visage s'éloigna brusquement du sien.

« Mais ça va pas ?! »

Asrae, qui agrippait encore les épaules de celle qu'elle avait écarté de Luna, la rabrouait presque violemment. Luna savait que les deux ne s'entendaient pas spécialement bien, mais ne s'attendait pas à ce qu'Asrae puisse se montrer aussi furieuse. Encore sous le choc, elle se décolla du mur et fixa les deux furibondes.

« Toi, tu restes en dehors de ça ! crachait Flamme.
– Pas étonnant qu'elle s'en mêle, elle est bien contente d'avoir une occasion de te faire chier. »

Asrae lança un regard assassin vers Aliory, qui arborait un air moqueur. Mais son intervention ne sembla même pas être entendue par Flamme.

« Tes petites sbires ne s'en privent pas, pourtant. » répliqua Asrae.

Elle relâcha brusquement Flamme, et la toisa avec froideur, semblant avoir retrouvé son calme.

« Sérieusement ? Ça se montre sympa avec la paumée du coin alors tout de suite, ça prend les autres de haut c'est ça ? Va falloir redescendre ma pauvre, t'as même pas été capable de garder Atlas trois mois ! »

Malgré le ton venimeux de Flamme, Asrae ne sembla pas choquée le moins du monde et haussa un sourcil moqueur. C'est vrai que, venant de celle qui vient d'être laissée en plan par ledit Atlas, c'était assez malvenu. Asrae se contenta d'ignorer les piques de Flamme et se tourna vers Luna.

« Ça te dirait, de prendre l'air ? On va la laisser japper un peu dans son coin, de toute façon, la faire taire est impossible. Même si ce n'est pas l'envie qui nous en manque, hein ? » laissa échapper Asrae dans une subtile provocation.

Flamme se redressa avec une expression outrée, le regard plus noir que jamais, où pourtant luisait une féroce fierté. A croire qu'Asrae venait de lui faire un compliment en mentionnant qu'elle ne se taisait jamais. Elle ouvrit la bouche, prête à répliquer, mais fut aussitôt coupée par une voix autoritaire.

« Je t'ai dis de leur foutre la paix. »

Flamme se figea instantanément. Elle avait l'impression qu'on venait de la geler de l'intérieur. Mais ce n'était pas de la peur. C'était un mélange de fureur, de haine et… D'incompréhension ? Elle fit volte-face à un vitesse vertigineuse pour se retrouver face à Atlas. Comment osait-il faire ça ? Prendre la défense de ces idiotes, et contre elle ! La rabaisser comme ça ! Elle était si outrée que les mots, qui pourtant se bousculaient dans sa tête, ne parvenaient à se former dans sa bouche. Elle le dévisageait avec un air abasourdi, et lui, lui il la toisait si froidement ! Vraiment, elle ne savait pas ce qu'il lui prenait, ce soir-là. Il se comportait comme le dernier des salauds avec elle. Il ne la méritait certainement pas ! Reprenant ses esprits, elle sentit la colère enfler jusqu'à exploser.

« Ferme-la ! » lui cracha-t-elle au visage.

N'y tenant plus, elle se lâcha et lui déblatéra toute une série d'insultes, devant les yeux incrédules de tous les invités de la soirée. Mais elle s'en foutait. Clairement, elle s'en foutait. Pour une fois qu'elle monopolisait toute l'attention, elle s'en balançait. Elle était bien trop remontée contre cet idiot d'Atlas pour y songer. Les autres ne tentèrent même pas de l'arrêter, probablement trop choqués pour réagir. Seul Atlas continuait de la fixer avec son visage de marbre, complètement détaché, ce qui ne faisait que redoubler son agacement. Lorsqu'elle eut épuisé son stock d'insultes, elle passa à côté de lui comme s'il n'était rien et se dirigea à grands pas pressés vers la sortie. Elle entendit aussitôt des pas derrière elle, mais ne se retourna pas, s'y intéressant à peine. Non, à cet instant, elle se sentait si horriblement furieuse que rien d'autre n'importait. Et ça l'énervait encore plus, parce qu'elle avait horreur de se sentir si peu maître d'elle-même. Mais qu'est-ce qu'elle y pouvait, si elle ne supportait pas qu'Atlas lui tourne le dos ? Oui, elle était d'une jalousie exacerbée, d'un égocentrisme immodéré, mais ils avaient tous bien mérité ce qui leur arrivait.

« Okay, heu, je crois qu'il vaudrait mieux que vous rentriez tous. »

Les regards se tournèrent vers Nuage d'Orage. Il avait l'air tout retourné. Ça faisait plutôt peine à voir, d'ailleurs. Peu à peu, les discussions reprirent tandis que les invités récupéraient leurs affaires pour rentrer chez eux, l'ambiance étant totalement gâchée.

« Merci… » murmura Luna.

Elle se sentait un peu bête de ne pas avoir réagi d'elle-même, mais l'aide d'Asrae lui avait fait chaud au cœur. Même si la situation s'était plus qu'envenimée. Elle n'avait pas vraiment envie de savoir ce qu'il serait advenu si Atlas n'était pas intervenu. Sans doute avait-il voulu protéger Asrae. Après tout, ils s'entendaient plutôt bien. Elle aurait aimé songer qu'il l'avait aussi fait pour elle, mais son regard glacial l'en dissuadait. Il n'était sans doute pas le genre à aider généreusement le premier venu. D'ailleurs, il la regarda à peine et s'en alla sans un mot.

« Oh, c'était rien. Je dois filer avant que Wolf's ne se mette à râler, tu m'accompagnes jusqu'à la sortie ? » proposa Asrae d'un ton rassurant.

Luna accepta d'un sourire et regagna la sortie en sa compagnie. Elle sentait la tension redescendre peu à peu, mais dire qu'elle n'avait pas été secouée par l'événement aurait été un mensonge.

« Ça va ? »

Luna manqua de sursauter lorsqu'elle entendit la voix tout près. Elle se retourna pour se retrouver face à un rondouillard à l'air doux, dont l'un des yeux était caché par son épaisse mèche rousse. Hurricane était, comme toujours, accompagné d' un grand brun aux yeux verts.

« De toute façon, Flamme est toujours comme ça. Et puis, ça prouve qu'elle t'a remarqué et qu'elle sait que tu lui fais de la concurrence. » plaisanta Anoki.

Luna laissa échapper un petit rire, détendue par l'humour des deux compères. Elle ne leur avait que peu parlé mais les trouvait sympathiques de premier abord. Leur amitié faisait chaud au cœur, et les voir se goinfrer en cachette des pots de pâte à tartiner qui étaient indissociables du sac de Hurricane la faisait toujours sourire. Ils semblaient plus indissociables l'un de l'autre que des frères siamois.
La voix de Wolf's Song attira soudain son regard vers l'extérieur. Il attendait près d'une luxueuse voiture noire, l'air aussi impassible que d'habitude – et pourtant on pouvait deviner un certain agacement. Asrae s'empressa de prendre congé, l'air un peu désolé, pour le rejoindre. Bientôt, Luna se retrouva seule près de la porte dont elle commença à s'éloigner en songeant au long trajet retour qui l'attendait. Mais ce n'était pas vraiment un problème ; au contraire, marcher seule dans la nuit, sous la pâle lueur des étoiles et l'éclairage artificiel de la ville, était quelque chose qu'elle appréciait. Cette douce solitude lui laissait le temps d'apaiser ses pensées et de se retrouver vraiment.

« Luna ? »

Elle s'arrêta et se retourna vers Odakotah, qui venait dans sa direction à grands pas, l'air un peu étonné.

« Tu rentres à pieds ? Je peux te raccompagner si tu veux. » lui proposa-t-il.

Il avait une voix pleine de gentillesse, et semblait si sincèrement généreux qu'il était difficile de refuser. Mais Luna secoua la tête, se faisant aussi sûre d'elle qu'elle le pouvait et lui rendant son sourire.

« Ça ira, merci. Je n'habites pas très loin. » répondit-elle.

C'était un mensonge. Elle n'aimait pas vraiment ça, surtout alors que son interlocuteur semblait si plein de bons sentiments, mais elle préférait rentrer seule. Saluant Odakotah avec une chaleur feinte, elle reprit son chemin le long du trottoir.

Atlas vérifia une dernière fois son portable. Ses messages restaient toujours sans réponse, et, visiblement, Flamme n'avait pas l'intention de leur en donner. Elle les avait très certainement déjà vus, scotchée à son écran comme elle l'était toujours – à moins qu'elle ne soit trop occupée à pester contre le monde. Elle était sûrement repartie avec Rey. Tant mieux, songea-t-il. Parfois, elle était vraiment trop insupportable. Il s'installa au volant de sa voiture et démarra aussitôt, lassé de la chercher alors qu'il n'en avait aucune envie.
Il n'avait traversé que quelques rues lorsqu'il aperçut une silhouette sur le trottoir. Avec sa robe de soirée – plutôt commune, cependant – et ses chaussures qui devaient être bien inconfortables pour marcher, elle était bien loin d'avoir l'air de quelqu'un qui fait une petite promenade nocturne. Elle donnait une image plutôt pathétique, toute seule au milieu de rien, comme quelqu'un qui vient de se faire larguer à une fête. En s'approchant, Atlas reconnu Luna. Sans doute rentrait-elle chez elle. Il allait passer à sa hauteur lorsqu'il ralentit brusquement, sur un coup de tête. Il se pencha vers la portière passager.

« Monte. » lança-t-il en l'ouvrant.

Elle se tourna vers lui avec un air surpris, qui se mua bien vite en une expression gênée lorsqu'il lui fit signe de s'installer. Il s'attendait presque à ce qu'elle refuse. Mais elle ne répliqua pas, probablement trop intimidée par son ton autoritaire, et s'assit en refermant la portière.

« Tu habites où ? » s'informa-t-il.

Elle lui répondit d'une petite voix timide, jouant nerveusement avec les plis de sa robe. Il lui jeta un regard en coin, mais, là où d'autres lui auraient dit de se détendre, il ne fit pas de remarque et redémarra.
Le trajet se passa dans un silence gêné. Ni l'un, ni l'autre ne semblait vraiment savoir quoi dire. Même lorsqu'ils passèrent près du lieutenant Stardust Gray, qui, comme d'habitude, était en pleine engueulade avec l'officier Fisher – alias ''Boule-Disco'', comme beaucoup le surnommaient en ville, probablement à cause de ses cheveux noirs parsemés de mèches blanches –, ils ne décrochèrent pas un mot.

« Tu as fait quoi pour la mettre en rogne comme ça ? » finit par lâcher Atlas.

Luna le regarda brièvement avec un air un peu indécis. Elle avait probablement compris qu'il parlait de Flamme, et devait se demander s'il lui en voulait – après tout, elle était sa copine.

« Elle a dû croire que je me moquais d'elle… répondit-elle d'une petite voix mal assurée.
– C'est assez probable. Tu n'as jamais appris qu'il ne faut jamais croiser le regard d'une bête féroce ? »

Il lâcha un petit rire, sous le regard presque médusé de Luna. Flamme, c'était un vrai chien de garde. Le moindre regard devenait un signe d'agression, et elle répliquait aussitôt. Cela, la jeune fille à ses côtés avait dû rapidement l'apprendre, et pourtant, elle le fixait comme s'il venait de dire quelque chose qui ne devait pas l'être.

« Oui, je me moque de ma copine. Un problème ? » reprit-il avec une pointe d'exaspération.

Il en avait marre que les autres imaginent qu'il n'avait pas remarqué la méchanceté de Flamme. Oui, il savait très bien que c'était une vipère, et il n'avait aucun problème à le dire. Elle était sa copine, mais ça s'arrêtait là. Il savait qu'elle était bien plus accrochée à lui qu'il ne l'était à elle, malgré qu'elle exhibe à tout va son indépendance. D'ailleurs, leur relation n'était fondée que sur leurs intérêts personnels, il n'y avait jamais eu de véritable amour. C'était juste une question de popularité, au fond.

« En fait… Je suis plus étonnée de te voir rire que de ça… » osa timidement Luna.

Atlas sourit, sachant très bien que c'était une façon détournée de lui dire qu'elle l'avait pris pour quelqu'un de froid et indifférent, qui ne riait jamais. Ce qui n'était pas si faux, à vrai dire. Mais il était quand même humain.

« Et toi, tu sais parler ? » la taquina-t-il en retour.

« C'est ici. »

Luna avait un peu honte tandis qu'elle désignait sa maison à Atlas. C'était une maison plus que commune, loin d'être luxueuse comme ce qu'il devait avoir l'habitude de connaître. Il ne fit pourtant pas de commentaire et s'arrêta devant chez elle. Le malaise, qui s'était dissipé et avait laissé place à un semblant de début d'amitié, se réinstalla aussitôt. Luna n'avait pas vraiment envie de quitter Atlas, qu'elle avait fini par apprécier. Elle supposait que lui oublierait cette soirée sitôt serait-il reparti, et qu'elle n'aurait plus l'occasion d'apprendre à le connaître comme ça. Elle sortit de la voiture, hésitant un peu à lui proposer de boire quelque chose. Elle avait trop peur d'essuyer un refus, de passer pour une idiote.
Un aboiement joyeux mit aussitôt fin à son malaise, à l'instant où une petite boule gris-brun bondissait sur le siège qu'elle venait de quitter. Avant même qu'elle ne puisse réagir, le berger américain miniature se jetait vers Atlas en remuant la queue, tout joyeux.

« Oh non… Pitre, viens là ! Désolée, j'espère qu'il n'a rien sali… » s'excusa-t-elle, confuse.

Mais Atlas ne sembla pas s'en formaliser et laissa le chien sauter sur ses genoux avec un petit rire, lui ébouriffant les poils d'une main. Luna ne put que songer que Pitre l'avait déjà adopté. Alors qu'elle souriait en regardant le froid Atlas jouer avec le petit berger rouge merle, le bruit d'une porte qui s'ouvre à la volée la fit se retourner. La voix de son frère, qui appelait Pitre, se tut sitôt vit-il la luxueuse voiture dans l'allée. L'ambiance sembla aussitôt se refroidir.

« C'est ton frère ? » demanda Atlas d'une voix redevenue impassible.

Luna se tourna vers lui, et le découvrit tel qu'il lui avait toujours apparu : glacial et renfrogné. Elle acquiesça, un peu déçue de le voir ainsi.

« Oui, il s'appelle Albion. » répondit-elle.

Atlas ne répondit pas. Il attrapa Pitre avec une étonnante douceur et le tendit vers Luna, qui, instinctivement, se pencha pour le prendre dans ses bras. Ses doigts frôlèrent les mains d'Atlas, lui laissant une étrange sensation. Si elle ne s'était jusqu'ici pas vraiment rendue compte de l'effet qu'il lui faisait, ce bref instant ne lui laissa plus de doute. Elle était attirée par Atlas, et cela ne la rendit que plus gênée.

« A la prochaine, Luna. » lâcha-t-il en se réinstallant au volant.

Elle parvint à peine à articuler une réponse et le regarda démarrer après avoir adressé un bref signe à Albion en guise de salutations. Elle suivit des yeux sa voiture qui disparaissait dans l'obscurité le long de la route, un drôle de picotement au creux de son corps.

« Alors, ça s'est arrangé avec Flamme ? » lança le blond d'une voix étouffée par le tee-shirt avec lequel il bataillait.

Atlas lui jeta un regard lassé tandis que sa tête, entourée d'une masse de cheveux bouclés plus ébouriffés que jamais, apparaissait dans le col. Il aurait préféré que personne n'aborde le sujet.

« Tiens, c'est vrai, tu es toujours en vie. » pouffa Anoki en plongeant une cuillère dans le pot de pâte à tartiner de Hurricane.

Comme d'habitude, après chaque entraînement, ces deux-là se goinfraient avant même de n'avoir quitté le vestiaire. A croire qu'ils avaient peur de perdre leurs kilos superflus. Atlas soupira, n'ayant aucune envie de parler de sa relation avec Flamme, mais dû s'y résoudre devant les regards plein de curiosité de toute l'équipe – à l'exception de Wolf's Song, bien entendu. Ce serait encore pire s'il ne répondait pas.

« J'attends qu'elle ai fini de bouder avant de me prononcer. En tout cas, elle n'a pas l'air de regretter d'avoir gâché ta fête Pitchou. » lâcha-t-il avec un sérieux déconcertant.

Il n'avait plus reparlé à la rouquine depuis la fameuse soirée. Cela faisait quelques semaines déjà qu'elle l'ignorait, et il n'avait rien fait pour arranger les choses lui non plus. Si elle avait décidé de faire comme s'il n'existait pas, tant pis, il s'en fichait. Ce n'était pas ça qui allait l'atteindre. Au contraire, ce petit répit loin d'elle lui faisait un bien fou.

« Et toi ? demanda Hurricane.
– Moi quoi ?
- Tu regrettes ? »

Un léger sourire étira les lèvres d'Atlas à cette question. Il planta son regard dans l'unique œil valide du rouquin – l'autre étant de toute façon encore caché derrière sa mèche rebelle.

« Non. Pourquoi, tu es déçu d'être parti avant d'être assez bourré pour que ton pote te ramène dans son lit ? le railla-t-il. Et d'ailleurs, Anoki, arrête de me mater veux-tu ? Tu vas le rendre jaloux. »

Sa pique pleine de sarcasme lui valu des regards écarquillés de toutes parts. Même Wolf's Song lui jeta un coup d’œil en coin. Ils étaient bien trop habitués à sa froideur pour s'être attendu à ce genre de répliques. Ils ne savaient pas à quel point le brun abhorrait qu'on lui parle de regrets. Un petit rire échappa à Atlas, qui enfila un débardeur sans plus leur prêter attention.

« Tu sais bien que je te trouve bien plus beau que sympa. » répliqua Anoki d'une voix qui, bien que légère et amusée, sous-entendait une froide sincérité.

Le brun ne s'en soucia pas plus et jeta son sac sur son épaule avec un sourire moqueur. Il ne s'était jamais vraiment entendu avec Anoki, qui pourtant semblait être l'ami de tout le monde. Quelque chose chez lui lui laissait une impression dérangeante. Et il devinait aisément que cela allait dans les deux sens. Et puis, il y avait eu Roses. Et ça, c'était le pire. Anoki savait-il ce qu'il avait fait ? Lui avait-elle dit, au cours des quelques mois où ils étaient sortis ensemble, avant qu'elle ne reparte en Angleterre ? Personne n'avait jamais semblé au courant, et, elle comme lui, ils avaient fait comme si rien ne s'était jamais passé. Mais l'angoisse dans son regard rosé n'avait jamais disparu, et Atlas ne s'était jamais pardonné ses actes de ce soir-là. Il n'avait pas voulu ça. Ça le hantait, ça le tuait.
Il ne supportait plus le son du mot ''regrets''.

A peine sorti des vestiaires, la lumière du soleil se déversa sur lui, et l'air frais remplit ses poumons comme pour le ramener au présent. Il s'installa en face du vestiaire des filles, adossé à un arbre, pour attendre l'arrivée de Flamme, qui devait être en train de terminer son entraînement de cheerleader. Il était bien conscient que, même s'il n'avait aucune envie de lui parler, il le faudrait bien. Il n'eut pas à attendre longtemps avant qu'une silhouette ne vienne dans sa direction ; mais ce n'était pas Flamme.

« Alors, tu viens ramper à ses pieds pour implorer son pardon ? » le railla Rey avec un mépris non dissimulé.

Elle se planta devant lui, les yeux pleins d'éclairs venimeux, les bras croisés comme pour attendre qu'il approuve ses dires. Mais il se contenta de la toiser froidement, la défiant silencieusement de continuer.

« T'es qu'un salaud. Je sais pas comment elle fait pour rester avec toi, on devrait te jeter dans un fossé comme un vieux con que tu es. Tu es loin de la mériter. » poursuivit-elle, un air de bravade sur le visage.

Malgré la violence de ses propos, elle semblait s'attendre à ce qu'il ne réagisse pas. Ils s'étaient assez côtoyés, bien qu'avec une relation plus que houleuse, pour qu'elle sache qu'il en aurait fallu bien plus pour le mettre en colère. En fait, il s'en foutait de ce que les autres pensaient, et c'était certainement sa plus grosse différence avec Flamme.

« Mais toi, apparemment, tu es à la hauteur pour être son chien de garde. La chienne d'une chienne, quel honneur ! finit-il par répondre avec une cruelle ironie. Je n'ai pas besoin d'elle, et tu le sais. Je n'ai qu'à faire mon choix parmi les plus belles filles du coin pour la remplacer. Filles dont tu ne fais pas partie, évidemment. »

Rey avait le regard si ardent qu'on se serait attendu à ce qu'elle lui déchiquette la gorge avec ses dents d'un instant à l'autre. Elle ouvrit la bouche pour répliquer, tout à fait à son aise dans cette gradation de haine et d'insultes. Mais elle fut coupée par la porte du vestiaire, qui s'ouvrit sur Flamme.

Flamme sentit une colère sourde envahir son esprit et serrer son thorax. Qu'est-ce qu'il foutait là, lui ? Elle avait prévu de repartir avec Rey, mais lui, il n'avait jamais fait partie de ses plans. Après ce qu'il avait osé faire, il avait l'audace de revenir vers elle ! Elle s'approcha à pas vifs, ignorant les crépitements dans l'air entre Atlas et Rey, qui semblaient en pleine conversation électrique.

« J'attends tes excuses, cracha-t-elle en luttant pour retrouver un calme apparent.
– Tu n'as pas répondu à mes messages. »

Son ton froid et posé faisait enrager Flamme. Cet imbécile ne faisait même pas mine de se soucier d'elle ! Il agissait comme s'il ne s'était rien passé. Il avait peur d'affronter la vérité en face ou quoi ?

« J'ai cru que tu t'étais jetée d'un pont, alors je suis rentré avec une fille croisée sur la route. » poursuivit-il avec un petit sourire insolent.

La jalousie et la colère dévoraient littéralement la rouquine, qui le maudissait d'enfoncer le couteau dans la plaie comme ça. Elle ne pouvait pas s'empêcher de se demander si c'était vrai, qu'il avait fini la soirée avec une autre. Il n'était tout de même pas capable de faire ça, si ? Elle le fixa d'un regard noir, prenant sur elle pour conserver un air impassible. Il jouait avec elle comme un chat avec une souris. Ce n'était pas juste. Il savait très bien qu'elle ne pouvait pas le laisser gagner comme ça, qu'elle avait sa réputation à préserver. Que diraient les autres s'ils savaient qu'ils avaient rompu après la scène de l'autre soir ? Non, si elle devait le quitter un jour, elle romprait elle-même, de façon spectaculaire et en prenant soin de lui laisser une cicatrice indélébile.

« Tu as de la chance que je sois de bonne humeur. J'accepte de te pardonner pour cette fois, à la condition d'un cadeau à ma hauteur, feinta-t-elle.
– Je croyais que rien n'était à ta hauteur, princesse. »

Elle le fusilla du regard, lui faisait comprendre qu'il allait regretter de dire ce genre de choses sur le ton de la moquerie. Non, effectivement, rien n'était suffisamment beau ou cher pour sa personne. Mais elle n'aimait pas la raillerie dans sa voix. Et son sourire suffisant, qui montrait clairement qu'il avait compris qu'elle rendait les armes ! Ah, si elle avait pu le lui faire ravaler…

« Un resto ? proposa-t-il finalement.
– Le plus cher de la ville, alors. »

Il eut la présence d'esprit de ne pas renchérir, lui laissant avoir le dernier mot et le peu d'orgueil non-brisé qu'il lui demeurait. C'était terriblement frustrant de le laisser gagner de la sorte. Il se contenta de proposer, à elle et à Rey – ou plutôt, à Rey et elle, comme le voulait le langage correct – de les raccompagner chez elles. Rey déclina aussitôt, et Flamme entrevit un éclat méprisant dans son regard. Bah, elle lui demanderait de quoi il retournait lorsque  Atlas ne serait plus en mesure d'entendre. Elle accepta la proposition du grand brun après une hésitation, et monta dans la voiture qu'il avait garé juste à côté. Elle se sentait encore énervée, et voulait rentrer chez elle au plus vite pour digérer tout ça. Lorsqu'elle s'accouda à la portière pour poser sa tête sur un poing boudeur, son regard surprit celui de la prof la plus chiante du lycée, Electra, et elle sentit la colère la piquer de nouveau.

« Quoi, elle veut ma photo celle-là ? » pesta-t-elle.

L'autre ne sembla pas déceler son énervement et continua de la fixer sans gêne, avec l'air de quelqu'un qui complote en secret. Bien heureusement pour elle, Atlas démarra à cet instant, empêchant Flamme de lui balancer un talon aiguille à la gueule.

« Je sais que tu veux juste me protéger, mais ça va, je t'assure. Pitre l'aimait bien, lui. »

Luna sourit à son frère. Albion avait beau être son cadet d'un an, il se comportait comme un grand frère. Il avait toujours été protecteur avec elle, sans doute parce qu'il avait mûrit vite alors qu'elle était restée comme une timide enfant.

« Ce genre de gens n'attire que des problèmes. Tu devrais te méfier, au lieu de te fier à ton chien. Il aime tout le monde de toute façon. »

Sentant que l'on parlait de lui, le petit chien qui trottinait au bout de sa laisse se tourna vers eux, le regard brillant et la langue pendante lui donnant un air adorable. Albion avait raison, sur ce coup-là. Pitre était bien trop sociable.

« OOOOOOOOOOOOOH ! »

Le cri fit sursauter Luna, qui se retourna pour voir accourir une forme colorée qui manqua de la bousculer avant de se jeter sur le berger miniature. Le temps qu'elle reprenne ses esprits, sous le regard médusé d'Albion, elle réalisa que son chien venait d'être pris en otage par la fan numéro un des licornes et des chasseurs de fantômes : Ivy. La jeune fille le serrait dans ses bras et le remuait dans tous les sens, le couvrant de bisous et de compliments. Pour une fois, Pitre lui-même n'en menait pas large, et semblait vouloir échapper à cet étau implacable d'amour. Elle est complètement folle, constata Luna avec une parfaite objectivité. Mais elle commença bien vite à s'inquiéter, parce qu'Ivy menaçait d'étouffer le pauvre chien à tout instant. Angoissée, elle se rendit compte qu'elle ne savait pas comment lui demander de le reposer sans la froisser.

« Ivy, lâche ça ! »

Luna failli remercier les cieux de l'intervention à point nommé de sa sauveuse attitrée. Elle se retourna vers Asrae avec un regard plein de gratitude.

« Asrae ! Wolfinou ! » s'écria Ivy avec un grand sourire en reposant Pitre.

Le petit chien fit quelques pas chancelant, tout secoué, avant de filer se cacher près de sa maîtresse. Luna lui fit une rapide caresse avant de jeter un regard à Wolf's Song, dont l'air éternellement blasé ne correspondait pas tout à fait au petit surnom d'Ivy. Visiblement, ses excentricités n'étonnaient plus personne. Asrae se tourna vers Albion avec un sourire et entama les présentations.

« On allait retrouver les autres à la rivière. Vous voulez venir ? Je suis sûre qu'ils n'y verront pas d'inconvénients, il y a juste Oda', Anoki et Hurri', demanda-t-elle soudain.
– Je peux venir, dis ?
– Bien sûr Ivy ! »

Asrae donna une petite tape amicale à Ivy en riant, comme à une enfant. Il était vrai que tout chez elle avait l'air enfantin, de sa petite taille à son tee-shirt licorne. Luna accepta avec plaisir l'invitation, et la petite bande se remit en marche vers une rivière en marge de la ville tout en discutant, laissant Ivy ouvrir le chemin en sautillant à côté de Pitre – qui semblait finalement l'apprécier.

Le groupe ne tarda pas à tomber sur la rivière en question. Ils furent chaleureusement accueillis par une forme ronde et claire qui se jeta littéralement sur Ivy en la couvrant de coups de langues baveux. Luna s'aperçut qu'il s'agissait d'un carlin grassouillet dont les bourrelets dépassaient d'un petit harnais rouge vif.

« Salut gros hamburger ! » s'exclama Ivy en lui frottant vigoureusement la graisse.

Le carlin poussa un petit grognement de plaisir avant de trotter maladroitement vers Pitre, qui le salua avec une bonne humeur explosive.

« Oh, tu as un chien toi aussi ? Il est trop chou ! lança Anoki qui l'observait, affalé dans l'herbe un peu plus loin.
– Il s'appelle Pitre. Et lui, c'est le tiens ?
– Nan. Il est à Oda'. »

Luna fut un peu étonnée. Elle ne s'attendait pas à ce que Odakotah, bien qu'elle ne le connaisse quasiment que de vue, soit le genre à avoir un carlin obèse. Elle l'aurait plus facilement imaginé avec un grand chien élégant et sportif. Elle aurait certainement été moins surprise de le trouver avec un chien nu mexicain, peut-être parce que lui-même avait des origines mexicaines.
Alors qu'ils rejoignaient les trois sur la rive, et que Luna faisait les présentations avec Albion, Pitre en profita pour filer avec Packo. Ils jouaient comme s'ils avaient toujours été les meilleurs amis du monde, ce qui fit rire toute la petite bande. Luna s'assit entre Asrae et son frère, songeant que cela lui faisait tout drôle de se retrouver entourée ainsi, elle qui avait toujours été solitaire. C'était plutôt agréable, en fait. Elle se joignit à la discussion en observant les deux chiens qui jouaient. Soudain, Anoki se leva.

« Bon, moi je pique une tête. Qui vient ? »

Il n'attendit pas la moindre réponse et attrapa le bras de Hurricane qu'il entraîna à sa suite dans l'eau, dans un grand fracas d'éclaboussures. Asrae et Odakotah échangèrent un regard amusé lorsque la tête du rouquin réapparut, sa longue mèche épaisse plaquée contre sa face. Dans un concert d'aboiements, Packo et Pitre foncèrent vers les deux comparses, probablement ravis que l'on vienne jouer avec eux. Alors que Luna se demandait comment Packo pouvait réussir à nager alors qu'il ressemblait à un brassard bien gonflé, elle sentit une main se refermer sur son poignet et, avant même de ne comprendre ce qui lui arrivait, finissait collée à Ivy au beau milieu de la rivière. Elle s'écarta avec surprise, mais la jeune fille n'avait visiblement pas décidé de la laisser tranquille et faisait de grands gestes en incitant les autres à les rejoindre.

La sonnerie avertit Atlas qu'il venait de recevoir un message. Il attrapa son portable d'un geste nonchalant et son regard s'attarda un bref instant sur les quelques mots de Flamme, qui lui annonçaient qu'il allait devoir patienter encore au moins vingt minutes. Avec elle, cela signifiait généralement une demi-heure, mais dans le cas où elle s’apercevait qu'il n'était pas déjà présent à l'heure convenue – ou plutôt, imposée – cela finissait immanquablement en crise. Et il n'avait pas vraiment envie de passer la soirée au restaurant avec une Flamme boudeuse et acariâtre. Autant la laisser sur sa bonne humeur de journée shopping entre amies – enfin, avec sa cour plutôt.
Plutôt que de patienter dans sa voiture, avec une chaleur digne d'une fournaise, il laissa celle-ci au bord de la route pour partir marcher un peu sous l'ombre des arbres. Ses pas le portèrent presque instinctivement près de la rivière qui coulait non loin de la ville. C'était près de ses eaux à la teinte presque verte qu'il s'était véritablement rapproché d'Asrae, par une journée aussi chaude que celle-ci. Un hasard qui les avait mis sur la route l'un de l'autre alors qu'il tentait d'oublier ses remords. Il aurait tant voulu tout effacer de la soirée où tout avait basculé ! Mais rien ne pourrait réparer ce qu'il avait fait à la jeune Roses Hay, rien ne pourrait lui permettre de se racheter. Ses regrets, c'était tout ce qui lui demeurait en guise de châtiment. Une plaie mal refermée qui ne guérirait jamais. Lui qui avait toujours été froid et distant s'était plus encore renfermé depuis Roses, il n'avait plus jamais le cœur à la fête lorsqu'il était invité à des soirées. Il avait arrêté de boire, la moindre goûte l'alcool le répugnant. Si seulement il avait été sobre ce soir-là, rien ne serait arrivé…

Des rires le firent soudain sortir de ses pensées moroses. Plus en aval de la rivière, après les rochers et l'eau tourbillonnante de la petite cascade, un groupe s'amusait dans l'eau. Il s'assit sur une large pierre chauffée par le soleil en reconnaissant Asrae. Il n'avait pas vraiment le cœur à les rejoindre. Il se contenta de les observer de loin, dans sa tranquille solitude. Ils étaient tant obsédés dans leurs jeux qu'ils ne semblèrent pas le remarquer. Leurs plongeons soulevaient des arcs-en-ciels qui disparaissaient lorsque la gerbe d'eau retombait, trempant tout ce qui se trouvait dans son sillage. Asrae et Odakotah discutaient sur la berge, sous le regard absent de Wolf's Song, tandis qu'Ivy s'amusait à pourchasser deux petits chiens qui nageaient en sens contraire avec des regards affolés. Atlas reconnu Pitre, le petit berger de Luna, dont les poils flottaient en tout sens autour de lui. Il ressentit une petite pique mélancolique en voyant sa maîtresse sortir de l'eau, rayonnante de bonheur dans ses habits trempés. Même elle arrivait à être heureuse, à s'amuser. Pourquoi ne le pouvait-il pas, lui ? Qu'est-ce qui clochait chez lui ? Il n'avait pas cette insouciance, cette joie de vivre qui tirait ses lèvres en un sourire resplendissant. Elle lui rappelait un peu Asrae, au premier jour de leur relation, à cette même rivière – même si les habits de Luna, eux, n'étaient pas devenus à moitié transparents après sa baignade. Elle était belle, elle aussi. Personne ne pouvait le nier. Elle avait une silhouette gracile et de longs cheveux souples, avec un visage d'ange qui contrastait avec l'air fier et sarcastique d'Asrae.
Atlas s'aperçut soudain que Pitre était en train de l'observer. Revenant à ses esprits, il préféra s'éloigner avant que le petit chien ne révèle sa présence, et reprit le chemin de sa voiture.

« Qui passe devant ? » s'enquit Rey avec nonchalance.

Un concert de ''Moi !'' aigus lui répondit tandis que les filles se pressaient autour d'elle. Seule Utopie restait un peu en retrait, comme toujours. Soudain, Flamme la vit sursauter.

« Décidez-vous vite qu'on puisse partir, on a un cas de force majeur. » marmonna-t-elle entre ses dents avec un air presque affolé.

Toute la bande se tourna d'une façon très peu discrète vers ce qui semblait tant la terrifier. Et elles se glacèrent aussitôt en apercevant Electra qui leur faisait de grands signes. En deux secondes, les bagarres pour la place passager prirent fin et Rey démarrait avec son chargement de filles qui faisaient mine de ne pas avoir vu la prof de maths et de sacs de shopping, saluant brièvement Flamme et Atlas.

« On devrait y aller aussi, je crois qu'elle approche. » s'amusa ce dernier.

Flamme lui lança un regard menaçant pour lui clouer le bec avant qu'il ne se moque encore d'elle et d'Electra qui la collait sans cesse, et prit place dans la décapotable à ses côtés. Il n'attendit pas pour démarrer, ignorant complètement la prof qui semblait bien déconfite. Ça sent le contrôle surprise au prochain cours, songea Flamme tandis que son chauffeur prenait la direction de sa maison pour qu'elle puisse se changer avant d'aller dîner dans un grand restaurant chic où il avait fait les réservations quelques jours plus tôt.

L'endroit était grand et bondé de gens de la haute société, qui se pavanaient dans des vêtements hors de prix, se faisaient la bise avec des moues exagérées et faisaient tourner leur grand cru français dans leur verre à pied en cristal. Typiquement le genre d'endroits que Flamme trouvait presque de son niveau social, sauf que ces gens-là étaient tous trop coincés. Elle appréciait même l'harmonie avec laquelle étaient disposés les éléments sur la table recouverte d'une grande nappe en tissu luxueux. Atlas disait souvent que ce genre de restaurants n'était fréquenté que par de vieux snobs nostalgiques des temps de la bourgeoisie. Il ne comprenait vraiment rien au raffinement. Mais Flamme se sentait surtout inquiétée par son air absent. Dans la voiture, il lui avait laissé entendre qu'il avait aperçu Asrae et Luna sur le chemin, et ça ne lui plaisait pas du tout. Est-ce qu'il pensait encore à l'une d'elles, avec ce regard songeur ?

« J'espère qu'il me restera assez pour me payer un hamburger au fast-food du coin après leurs amuses-bouche. » la taquina-t-il soudain en désignant son assiette.

Il y trônait un plat appétissant, digne des nombreuses étoiles du restaurant, mais dont la petite quantité ne convenait visiblement pas à Atlas. Mais, pour une fois, Flamme ne trouva guère à redire, les trois bouts de légumes lui paraissant à elle aussi bien légers au milieu de l'assiette blanche.

« Tais-toi et apprécie, un peu. Tu vas me faire honte.
– Parce que me ruiner pour deux haricots magiques ne suffit pas à prouver au monde entier mon amour pour toi ? » lui répondit-il d'un air faussement innocent.

Il lui fit son plus beau sourire angélique, le genre qui ferait craquer une pierre. Elle se laissa amadouer par son petit jeu d'acteur raté et émit un petit gloussement.

« Okay, c'est bon, tu peux râler. Mais n'oublie pas de faire tourner ton vin avant de le boire ! » répliqua-t-elle avec amusement.

Il se saisit malicieusement de son verre – qui ne contenait que de l'eau –, et fit mine de juger la robe d'un vin coûteux, le remuant délicatement dans sa main.

« Diantre, très chère, quelqu'un aurait-il fait fondre la perruque d'Asrae dans ce verre ? » s'exclama-t-il en prenant une expression théâtrale.

L'espace d'un instant, Flamme sentit une désagréable jalousie venir la titiller. Mais elle se maudit d'être si possessive, et s'appliqua à prendre ses mots comme la plaisanterie qu'ils étaient. Elle rit de bon cœur, doucement cependant pour ne pas que leurs voisins ne remarquent le comportement indécent de son copain. Il se leva brusquement et la fit taire en plantant un rapide baiser sur ses lèvres.

« Et ton cours, c'est l'addition de l'ennui et d'une prof chiante. »

Luna n'en revenait toujours pas de l'attitude de Flamme à l'égard des professeurs, et en particulier de la prof de maths. Même s'il fallait avouer que celle-ci n'était pas vraiment une excellente pédagogue et oubliait fréquemment sa place de prof, à tel point que tout le monde l'appelait par son prénom, Electra, jusqu'à en avoir oublier son nom.

« On dit ''somme'', Flamme… lui souffla Rey.
– Oh ça va, on est pas en grammaire non plus. »

Electra était hors d'elle. Elle ne prêtait pas plus que ça attention à Atlas, qui passait ses cours à ne rien faire, ni à Pitchou et Utopie qui passaient leur temps à s'échanger des petits mots, ni à Blackhole qui semblait éternellement plongé dans la contemplation des taches sur sa table, ou encore à Ivy qui gribouillait des dessins arc-en-ciels sur son cahier – lorsqu'elle n'imitait pas un balancier de métronome en se dandinant et en claquant la langue au rythme de la trotteuse sur la pendule. Mais avec Flamme, c'était autre chose. Elle ne cessaient de se lancer des piques, et, puisque la rouquine s'était appropriée la table la plus au fond, la salle de classe se transformait inévitablement en No Man's Land. Le premier trimestre avait beau bientôt toucher à sa fin, ils n'avaient toujours pas dépassé le second chapitre de maths du programme.
La prof s'apprêtait à répliquer lorsque la sonnerie l'interrompit. Flamme bondit aussitôt sur ses pieds pour filer à l'extérieur, coupant court à l'engueulade interminable pour se rendre à son entraînement. Il était plutôt étonnant qu'elle se passionne ainsi pour les pompons, la danse et les acrobaties, mais Luna avait vite deviné qu'elle était plus intéressée par la réputation qui allait avec – ainsi que la petite tenue qui lui permettait de dévoiler ses jolies formes.

Luna finit rapidement de ranger ses affaires, pressée de sortir après ce cours lassant. Elle s'installa sur le banc où elle avait l'habitude d'attendre le car, griffonnant un dessin sur une feuille pour patienter.

« C'est Pitre ? »

Plongée dans son dessin, elle sursauta en entendant la voix toute proche. Son regard un peu embarrassé croisa celui d'Atlas, qui s'assit à côté d'elle et lui prit littéralement la feuille des mains pour l'observer sans aucune gêne.

« O-Oui… » bredouilla-t-elle.

Elle ne s'attendait pas à ce qu'il lui reparle un jour, encore moins de Pitre. En fait, elle croyait même qu'il ne se souvenait plus qu'elle avait un chien. Il examina le rapide portrait qu'elle avait fait du berger miniature avant de lui rendre sa feuille.

« Tu attends le bus ? Je peux te ramener si tu veux, on a pas d'entraînement aujourd'hui, proposa-t-il tout naturellement comme s'il s'adressait à une vieille amie.
– Et Flamme ? »

Luna ne savait plus trop quoi dire. Elle était plus que gênée par la situation, surtout qu'elle sentait à présent quelques regards curieux sur eux – qui ne semblaient pas le moins du monde mettre Atlas mal à l'aise.

« Elle rentre avec Rey. Allez, viens, je vais pas t'agresser non plus, lâcha-t-il en se levant avec un petit sourire. Promis, j'ai pas de menottes dans ma voiture. »

Troublée par son attitude, Luna ne trouva pas à répondre. Ne voyant pas d'objection à ce qu'il la raccompagne, elle le suivit jusqu'à la décapotable. Elle sentait le poids des regards qui faisait chauffer ses joues, et luttait pour ne pas virer à l'écarlate. Heureusement, Atlas démarra rapidement, et elle pu souffler un peu en voyant s'éloigner le lycée.

Lorsqu'ils arrivèrent devant chez elle, après avoir discuté de tout et de rien pendant le trajet, elle avait réussi à chasser sa gêne. Elle songea même à lui proposer de rester un peu en quittant la voiture.

« J-je… Est-ce que tu veux… Boire quelque chose ? balbutia-t-elle en se maudissant d'être si maladroite socialement.
– Je te mets vraiment mal à l'aise, hein ? » se moqua gentiment Atlas, avant d'accepter son invitation.

A peine Luna eut-elle ouvert la porte que Pitre s'échappa pour saluer joyeusement le grand brun, qui visiblement n'avait pas du succès qu'auprès des filles. En entendant le vacarme qu'il faisait, Albion apparut, un peu étonné de voir Atlas.

« Salut. » lança-t-il avec une méfiance non contenue.

Luna se raidit, s'attendant à ce qu'Atlas reprenne ses vieilles habitudes de mec froid et impassible en découvrant son frère. Mais il n'en fit rien.

« Salut… Albion, c'est ça ? » le salua-t-il presque chaleureusement.

Elle n'en revenait pas. Elle avait l'impression de se trouver face à un tout autre Atlas ; elle ne l'avait vu si sympathique que la fois où il l'avait raccompagnée après la soirée de Pitchou, et à de rares occasions en compagnie d'Asrae. Il dû remarquer son air incrédule puisqu'il lui jeta un regard en coin, mais ne fit pas de commentaire.

« Je te préviens tout de suite. Si tu dois approcher ma sœur, je préfère savoir à qui elle a affaire, lui annonça Albion avec franchise.
– Eh bien je suis là, monsieur le grand frère protecteur. »

Le ton d'Atlas c'était légèrement durci, comme en réponse à l'attitude presque agressive d'Albion. Une bouffée d'angoisse envahit Luna. Ils n'allaient pas s'engueuler, quand même ? Mais, malgré leurs voix rudes, aucun des deux ne semblait en colère, et l'atmosphère demeurait détendue. La jeune fille, soulagée, guida Atlas jusqu'au salon en expliquant que son père ne rentrerait pas ce soir-là, comme souvent. A vrai dire, Albion et elle avaient pratiquement grandis sans parents, ce qui avait sans doute contribué à les rapprocher autant. Elle avait une foi sans faille en son frère, et espérait qu'il finirait par apprécier Atlas.

L'après-midi défila rapidement, les discussions allant bon train. Même la méfiance d'Albion sembla lentement fondre au gré des minutes, qui devinrent des heures. Luna s'étonnait qu'Atlas parle tant, et, plus encore, sur un ton si léger et chaleureux. Il était si différent de celui qu'elle connaissait, au lycée ! Etait-il comme ça parce qu'il n'y avait plus personne pour juger de ses actes autour ? Parce qu'il était loin de Flamme ? A la pensée de la rouquine, Luna sentit un petit pincement la titiller méchamment. Un peu étonnée d'elle-même, elle se surprit à songer qu'elle devait sans doute être jalouse. Jalouse, elle, Luna. Oh, elle avait sans doute toutes les raisons d'envier Flamme ; elle était belle, riche, populaire et ne se laissait jamais marcher sur les pieds. Pourtant, cela lui faisait tout drôle. Elle ne l'aimait pas, c'était viscéral. Quelque chose la répugnait dans cette peste égocentrique, quelque chose de bien plus profond que son caractère buté. Non, ce n'était ni pour la beauté, ni pour la richesse, ni pour la popularité, qu'elle l'enviait. Parce que, la seule chose qui faisait accélérer son pouls lorsqu'elle songeait à Flamme… C'était Atlas.

« Je… Je reviens. » lâcha-t-elle brusquement, coupant la parole à Albion qui parlait.

Elle ignora les regards surpris des deux autres et se leva pour partir d'un pas pressé. Elle avait besoin de souffler un peu. Mais à quoi elle pensait, au juste ? Elle, aimer Atlas ? Non, il l'impressionnait, tout au plus. Elle l'appréciait et c'était tout. La tête lui tournait. Elle se sentait sur le point d'étouffer. Elle le connaissait à peine ! Mais… Mais si c'était vrai ?

« Luna ? »

L'intéressée se retourna en sursaut pour se retrouver face à Atlas, qui lui parut terriblement près. Elle en eut un hoquet surpris et se recula précipitamment pour mettre de la distance entre eux. Il la fixait d'un air curieux, mi-amusé, mi-inquiet. Elle se serait presque attendue à ce qu'il lui demande ce qu'il lui arrivait, mais il restait silencieux. Ça ne lui ressemblait vraiment pas, d'être trop bavard. Et puis, elle était rassurée qu'il ne se montre pas trop curieux. Elle ne savait plus où se mettre, son cœur battait à tout rompre. Quelque chose chez lui la troublait terriblement, et elle en prenait à peine conscience.

« Tu veux aller faire un tour ? »

Elle leva timidement le regard vers son visage. Il reflétait si peu d'émotions, et pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de lui trouver une douceur étrange. Ce n'était pas juste. Elle était complètement désarmée, tant et si bien qu'elle en perdait la capacité de faire vibrer l'air dans sa gorge pour former des sons. Muette et désemparée, elle ne savait plus où elle en était, et ça la troublait encore plus. Pire, ça la frustrait. Pourquoi avait-il fallu qu'il se comporte comme ça avec elle, à être si gentil alors qu'il était d'habitude si froid ? Il jouait avec elle ou quoi ? Et puis, il ne pouvait même pas la laisser tranquille lorsqu'elle sortait pour souffler un peu. Elle n'avait même pas eu le temps de faire le point sur ce champs de bataille dans son cœur, qu'il l'avait déjà rattrapé, comme pour la tourmenter un peu plus. Elle n'était pas un jouet ! Avec colère, elle manqua de lui répliquer de la laisser tranquille, mais aucun son ne parvient à se former dans sa bouche. Il avait attrapé son bras dans sa large main à la poigne ferme mais douce, et l'entraînait à sa suite.
Elle ne reprit complètement ses esprits que lorsqu'elle se retrouva assise dans sa voiture, à ses côtés. Il ne lui laissa pas même le temps de répliquer et démarra.

« Et Albion ? s'offusqua Luna.
– Ça va, marmonna Atlas d'un ton contrarié, je lui ai dit que j'allais te changer les idées. Enfin, pour ça, il faudrait déjà que je sache ce qui t'a pris. »

Un peu honteuse, Luna baissa le regard vers ses genoux. Elle ne pouvait tout de même pas lui dire, il se moquerait d'elle. Et puis, comment dire ça, de toute façon ? ''En fait, je crois que j'ai un faible pour toi mais j'en suis pas sûre, c'est peut-être juste que tu me fiches la frousse et que je sais pas comment me comporter avec toi.'' Pff… C'était d'un pathétique. Elle préféra se murer dans le silence pour éviter d'avoir à aborder la question, regardant la route défiler sans la moindre idée d'où il l'emmenait. Et puis, d'ailleurs, pourquoi il l'avait emmenée comme ça ? Le soleil était sur la fin de son déclin. Bientôt, il disparaîtrait à l'horizon. Et il ne semblait pas décidé à faire demi-tour. Qu'est-ce qu'il avait dit à Albion, au juste ? C'était étrange qu'il ne soit pas venu la voir lui-même, pour la réconforter, comme toujours.

« T'es pas bavarde aujourd'hui. »

Luna jeta un regard vers Atlas. Il arborait le même air impassible qu'à l'accoutumée, le regard porté au loin sur la route, lui rendant impossible de savoir à quoi il pouvait bien penser. Luna soupira, osant timidement une réponse pour éluder le sujet.

« Tu nous emmènes où ? »

Il lui répondit d'un simple sourire mystérieux, et elle soupira de nouveau, cette fois-ci, avec exaspération. Elle aurait aimé savoir une chose aussi simple que leur destination ! Mais il semblait résolu à garder le secret, et elle dû s'y résoudre. Étrangement, elle avait confiance en lui, alors qu'elle avait pour habitude d'être méfiante et toujours sur ses gardes. Et puis, il ne faisait rien pour la mettre en confiance, avec son caractère si froid et secret. Vraiment, elle se sentait frustrée de tout ça, de se sentir si étrange en sa présence et de ne pas comprendre pourquoi. Elle ne cessait de chasser de son esprit la possibilité qu'elle puisse l'aimer.

Les pneus crissèrent sur le sol caillouteux lorsque la voiture s'immobilisa. Luna regarda autour d'elle, se demandant si c'était vraiment ici qu'il comptait l'emmener depuis le début. Les grands pins projetaient leur ombre sur le sentier étroit, qu'ils tavelaient de toutes les nuances du brun et du gris. Le soleil couchant glissait entre leurs branches ses rayons dorés, son éclat chatoyant se mêlant au vert sombre des aiguilles. Il ne devait y avoir aucun bâtiment aux environs, même la route avait disparu depuis déjà quelques kilomètres, et avec elle, les dernières tables de pique-nique et autres symboles de la civilisation. Ici, il n'y avait plus rien, rien que la forêt qui s'étendait en pente plus ou moins raide vers les sommets et le sentier qui y serpentait.

« Allez, viens. »

Luna sursauta et s'arracha à sa contemplation des lieux. Elle bégaya un ''oui'' nerveux et se hâta de descendre de la voiture pour rejoindre Atlas. Si elle s'était attendue à ce qu'il l'emmène dans un endroit aussi perdu et paisible ! Il l'étonnait un peu plus à chaque instant. Qui aurait pu se douter qu'il connaissait autre chose que les coins où les gens comme lui, riches et populaires, se donnaient rendez-vous ? Elle le suivit alors qu'il quittait le sentier, un peu maladroitement dans sa tenue qui n'était pas des plus idéales pour une randonnée en montagne et s'accrochait aux ronces. Elle avait l'impression de devoir avancer à toute allure pour suivre son rythme, et que chacun de ses pas lui en valait deux. Mais elle s'en contenta, incapable de lui avouer sa faiblesse. Puis ils se retrouvèrent au sommet de la pente.

« Woah… laissa-t-elle échapper dans un souffle. C'est magnifique ! »

Devant eux, un vaste lac reflétait les derniers rayons du soleil. Ses eaux calmes étaient si limpides que Luna pouvait apercevoir les galets qui en tapissaient le fond. Elle dévisagea Atlas, les yeux brillants. Elle n'aurait jamais pu imaginer qu'il puisse connaître de tels endroits, mais, à présent, la façon dont il l'avait découvert n'avait plus aucune importance. C'était juste si magnifique, et sans aucun sentier pour y mener, comme coupé du monde. Et il lui faisait partager, à elle, ce petit coin de paradis. Elle avait vraiment du mal à croire que c'était réel. Il se tourna vers elle avec un petit sourire victorieux, au fond duquel elle percevait néanmoins une profonde bienveillance.

« Alors, promesse tenue, j'ai réussi à te changer les idées ?
– Oui et non… »

A vrai dire, c'était encore pire à présent. Son cœur battait si vite qu'elle avait l'impression qu'il allait déchirer sa cage thoracique pour aller se blottir près d'Atlas. Avait-il triplé de volume ? Parce que, elle, elle en avait bien l'impression. Ses poumons semblaient compressés contre son sternum prêt à se briser, ses côtes la serraient douloureusement sous cet afflux de sang libéré par un cœur pincé. Elle se sentait comme un paradoxe, toute entière. Lourde au point où ses jambes la soutenaient à peine, légère au point de s'envoler avec la brise. Quelque chose de terriblement doux et merveilleusement féroce à la fois s'était emparé de son corps et secouait son esprit.

« Alors on risque de rentrer tard, parce qu'on ne partira pas d'ici avant. »

Il lui tendit la main avec un sourire malicieux. Elle le dévisagea un instant, incrédule et hésitante, ne comprenant pas bien à quoi il jouait. S'il voulait lui causer un malaise vagal, c'était bien parti. Peut-être même une crise cardiaque, au vu de la vitesse avec laquelle ledit organe s'emballait. Puis elle céda, et glissa sa main dans la paume chaude et forte pour le laisser la guider vers le lac.

« Je connais un bon moyen pour te réchauffer.
– Hein ? »

Luna laissa échapper une exclamation surprise en fixant Atlas, les yeux ronds. Son sang ne fit qu'un tour lorsqu'il lui attrapa le poignet pour la tirer vers lui en riant d'un air moqueur.

« Marcher.
– Évidemment. » marmonna Luna.

Elle se sentait terriblement mal, parce que le regard d'Atlas lui faisait clairement comprendre qu'il savait ce qu'il lui était passé par la tête. Elle avait un mal fou à garder l'esprit clair lorsqu'il était dans les parages, surtout maintenant que son beau visage était encadré de mèches rebelles qui laissaient perler des gouttelettes sur son front, et que son tee-shirt trempé laissait plus qu'aisément supposer ce qu'il y avait en-dessous. Luna ne pouvait que remercier Zeus et Odin qu'il ne l'ai pas enlevé ; elle n'avait clairement pas envie de tomber dans les pommes.
Riant toujours, d'un petit rire moqueur mais qui pourtant ne la mettait pas plus mal à l'aise qu'elle ne l'était déjà – ce qui, de toute façon, aurait été bien difficile –, il l'attira contre lui et la fit prisonnière de ses bras. Lorsqu'il pencha la tête tout près de son oreille, elle en eut le souffle coupé, et la tête lui tourna.

« Tu es très jolie, toi aussi. » lui souffla-t-il.

Il lui releva le menton pour la regarder dans les yeux. Il avait toujours cet air moqueur, celui de quelqu'un qui joue avec une pauvre petite proie sans défense, et qui offusquait profondément Luna, plus parce qu'elle se rendait compte que ça ne la dérangeait pas tant que parce qu'elle n'avait pas envie d'être traitée comme ça. Et là, prise au piège contre son corps musclé, elle n'arrivait plus à se défaire de son regard fier, qui donnait l'impression que tout lui appartenait de droit. Elle s'y noya si bien que même la petite lueur étrange qui y fusa ne lui échappa pas. Et il cessa de rire.

« Arrêtes ça ! » cracha-t-elle en se dégageant brusquement, comme si son esprit lui était subitement revenu.

Elle poussa sur son torse en y mettant toute la force qu'elle pouvait trouver, et, étonnamment, ne rencontra pas de résistance. En fait, peut-être aurait-elle préféré, parce que maintenant que la chaleur de ses bras ne l'atteignait plus, elle se sentait étrangement frêle et glacée, et, surtout, triste. Et elle devait se rendre à l'évidence : elle l'aimait, elle l'aimait follement.

« Allez, marchons un peu. » murmura-t-il d'une voix douce.

Elle le fixa un bref moment, s'attendant à ce qu'il retrouve son air sarcastique, ou même son expression glaciale. Mais il n'en fut rien. Et la douceur de son sourire l'envoûta encore, l'attirant irrésistiblement à sa suite. Elle avait envie de se blottir contre lui tandis qu'ils contournaient le lac, de sentir encore sa chaleur contre sa peau. Et ce désir était si fort qu'elle enlaça timidement sa main à la sienne, le regard fuyant pour ne pas voir son expression lorsqu'il la rejetterait. Mais, à la place, il lui tint la main en retour, et tous deux continuèrent leur marche en silence, sans même se jeter un regard.
Ils s'assirent sur les pierres du flanc de la montagne, surplombant les lueurs multicolores de la ville, si remuantes, si bruyantes à côté de l'éclat pâle et solitaire des étoiles au-dessus d'eux. Luna se sentait comme ça, comme un petit astre muet perdu entre sa propre chaleur de lointain soleil et l'obscurité de la nuit. Parce qu'elle était heureuse, parce qu'elle se sentait bien en cet instant, près d'Atlas, mais que pourtant il n'était pas destiné à durer et que jamais elle ne pourrait espérer de retour. Il appartenait déjà à une autre, et puis, il était d'un monde si différent… Oh, comme elle aurait voulu être Flamme, juste pour pouvoir aimer Atlas comme elle aurait voulu le faire, juste pour pouvoir être dans ses bras un instant de plus, et lui offrir chaque parcelle de son être.

« Tu as froid ? Tu as l'air toute pâle. »

Elle porta ses mains à ses joues et constata qu'en effet, elle était glacée. La nuit était fraîche et ne faisait pas bon ménage avec leur petite baignade improvisée. Elle allait proposer de rentrer chez elle, à regrets, lorsqu'elle sentit quelque chose retomber doucement sur ses épaules. Elle coula un regard surpris vers Atlas en attrapant par réflexe la veste dont il lui couvrait le dos.

« On dirait un couple de film à l'eau de rose ! pouffa-t-elle lorsque sa veste la réchauffa.
– Oh, mais pour que ce soit le film parfait, il manque quelque chose.
– Quoi d… »

Et il lui coupa la parole en lui redressant le menton du bout des doigts pour planter sur ses lèvres un léger baiser.

Atlas sentit une main se refermer sur son bras, une main dont la poigne sévère n'avait rien de la douceur de Luna. Il se retourna et son regard tomba sur le frère de cette dernière.

« Si tu la rends malheureuse, tu le paieras. »

Ils se défièrent un instant en silence. Albion semblait plein d'une féroce détermination, et Atlas ne doutait pas qu'il puisse faire beaucoup pour protéger sa sœur. Mais il ne l'impressionnait pas. De toute façon, il n'avait pas l'intention de blesser Luna. Il ne répéterait pas les erreurs du passé, il y veillerait. Il se dégagea de la main d'Albion pour lui tourner le dos sans une réponse. A vrai dire, il ne savait pas vraiment quoi répondre. Qu'il prendrait soin d'elle ? C'était faux, il le savait. Il était incapable de prendre soin de quiconque. Il monta dans sa voiture et démarra sans un au revoir.

Les images de la soirée ne cessaient de le hanter. Pourquoi se sentait-il si lourd ? Pourquoi avait-il l'impression que tout s'effondrait et qu'il était l'impuissant témoin de la chute de cet empire patiemment forgé ? Il avait toujours été un peu à part, un impassible, un cœur de glace. Si froid et renfermé que personne n'avait jamais pu sculpter la glace dont il était fait. Et maintenant, maintenant elle était arrivée comme une plume déposée par la brise, et elle avait anéantit tout cela de son sourire timide. Elle avait brisé ses murailles usées par la bienveillance de sa voix, déposé un peu de douceur au creux de la pierre par sa façon d'être. Il aurait pu résister, il aurait pu lutter contre cette lente noyade. Mais en avait-il vraiment envie ? Il était un soldat mourant, mais un soldat délivré de la guerre interminable qu'il livrait. Ou, du moins, il l'aurait dû. Mais le regard qu'elle lui avait lancé, si plein d'une profonde affection, d'une admiration infinie, il faisait à sa mémoire l'effet d'un million d'épines qui le déchiraient. Parce qu'elle l'aimait, elle l'aimait vraiment, et comme il n'avait jamais été aimé auparavant. Même Asrae, au cours des brefs mois qu'ils avaient passé ensemble, ne lui avait jamais témoigné une telle passion. Leur relation s'était simplement basée sur le besoin d'avancer et de tourner la page dans une période obscure, il n'y avait certainement jamais eu d'amour là-dedans. Et Flamme, elle ne le désirait que par ambition et possessivité. Oh, Flamme ! Si elle venait à savoir ce qu'il était arrivé cette soirée-là, qui sait jusqu'où elle serait capable d'aller ? Elle était tellement jalouse, et il lui connaissait une telle noirceur… Fallait-il qu'il reste loin de Luna, pour la protéger ? Qu'il ignore les sentiments qu'elle éprouvait, qu'il la rejette au point de la faire souffrir ? C'était une idée cruelle, mais Flamme pouvait l'être bien plus. Aimait-il Luna au point de la rejeter ? Et même : l'aimait-il vraiment, ou n'avait-il été que le pion d'une folie passagère, née de l'ambiance et nourrie par les circonstances ? Toutes ces questions lui donnaient mal à la tête. Il avait envie de tout laisser tomber et de partir loin d'ici, de ne plus avoir à faire ces choix impossibles, de ne plus être hanté par l'expression affolée de Roses et de ne plus subir la jalousie de Flamme. Mais il ne le pouvait pas. Il ne le pouvait pas, et c'était atroce.

Les deux silhouettes terriblement familières apparurent au bord de la route. Atlas réprima un soupir, peut-être même un hurlement, en se garant près d'elles. Adossée à la portière de sa voiture, Rey lui adressa un sourire triomphant tandis que Flamme se ruait sur lui, folle de rage, ne lui laissant pas même le temps de couper le contact.

« Toi, espèce de salaud ! hurla-t-elle, bien peu soucieuse que les voisins aient pu l'entendre. Tu croyais tout de même pas que j'allais n'y voir que du feu ? »

Sa fureur faisait étinceler ses yeux d'éclairs embrasés. Elle semblait difficilement se contenir de ne pas lui sauter à la gorge pour le déchiqueter comme une feuille de papier. Atlas n'avait pas envie de lui parler, pas envie d'essayer de comprendre ce qu'il lui arrivait. Il en avait marre, vraiment marre de tout ça. Il voulait juste pouvoir s'enfermer tranquillement dans un coin et sortir tout ça de sa tête.

« Rey m'a prévenue. Elle vous a vu. » reprit-elle avec un calme glacial face au manque de réaction d'Atlas.

Il plongea ses yeux dans les siens, comprenant le sens de ses paroles. Pourtant, il ne ressentait aucune colère, aucune détresse. Cela ne l'horrifiait ni même ne le troublait. Il savait qu'un jour où l'autre, ce jour arriverait, et il se moquait bien de ce qu'il allait advenir, parce qu'il était las de toutes ces histoires vides qui ne menaient à rien.

« Laisse-moi, Flamme. C'est fini, tu le sais bien. Ça n'a même jamais vraiment commencé.
– Arrêtes de te chercher des excuses ! Rey sait bien ce…
– Je ne parlais pas de ça, la coupa-t-il. Mais de nous deux. »

Elle le fixa d'un air ahuri, comme si elle ne pouvait pas croire ce qu'il entendait pas là. Il fit glisser deux doigts le long de son si joli visage que la méchanceté déformait tant.

« Prends soin de toi, Flamme. » lui souffla-t-il.

Et il déposa un baiser d'adieux sur ses lèvres. Il ne voulait plus d'elle, plus de sa jalousie, plus de son faux amour. Peu importait la popularité, les apparences. Il ne l'aimait pas, ne l'avait jamais aimé, et refusait de poursuivre cette relation morte par avance.
Il fit demi-tour et poussa la porte.