"Goutte à goutte" - Flamme & Ivy

La pouliche gambadait gaiement, sur des terres qu’elle ne connaissait pas. Pour la première fois, elle avait désobéi aux ordres. Elle avait eu envie d’une rencontre autre qu’une rencontre indienne. Du nouveau. Elle voulait que quelqu’un d’autre que les hommes et les équidés du campement l’observent. Sentir sur elle un regard ébahi, devant toute sa beauté. Ceux qui la connaissaient désormais n’avaient plus cet air admiratif. Et cela l’agaçait au plus haut point. Alors, elle s’était éloignée, sans prévenir personne.

Doucement, elle escalada la montée raide, sans trop se soucier de la Mort certaine qui l’attendrait si elle tombait malencontreusement. Non. Flamme était plus intéressée par les effluves inconnus qui se dégageaient de ce magnifique lieu. Elle se retourna, et vit, au loin, le territoire qu’elle avait quitté quelques heures plus tôt. Fière de tout le chemin parcouru, elle retourna à sa marche sportive, jusqu’à sentir une odeur particulière. Celle d’un cheval, ou dans le cas présent, une jument. Enfin ! La fatigue commençait à se faire sentir sur ses membres, pourtant résistants. La petite accéléra l’allure pour rattraper sa congénère.

Au bout du chemin, une ponette pie marchait, sans sembler se soucier du danger. Quelques cailloux dévalaient la pente à toute vitesse, mais elle ne les remarquait pas. L’indienne tenta le trot, jusqu’à se trouver à moins de cinq mètres de l’autre. Elle remarqua son ventre arrondi, signe d’une gestation en cours.
« Bonjour ! La vue est magnifique, tu ne trouves pas ? »

Sans même s’en rendre compte, Flamme tutoya d’entrée la jument. Elle préférait, car cela la rapprochait avec ses proies, sur qui elle jetait son dévolu. En fonction du caractère de la future mère, elle verrait si elle jouerait ou pas.

La jeunesse de la ponette déconcerta encore plus Flamme, qui ne comprenait pas qu’on puisse déjà avoir un poulain, ou un futur, du moins, à cet âge. Elle devait avoir aux alentours d’Ozalee, la yearling indienne. Elle respira doucement l’air, sans sentir le moindre effluve humain sur la pie. Une sauvage. Quelques odeurs d’équidés lui parvinrent aux narines, et c’est ainsi qu’elle en conclut que son hypothèse était validée.
- Tiens, c'est vrai, j'avais pas fait attention.

Pouvait-on seulement ne pas remarquer la beauté sauvage des lieux ? L’ambre haussa un sourcil, mouvement qui se répéta quand son interlocutrice soupira et se reprit, lassée :
- Ou plutôt, j'avais oublié.

Les yeux orangés de la pouliche s’écarquillèrent. Elle avait affaire à une folle. Elle déglutit douloureusement, chassant vite la boule d’angoisse qui grimpait dans son poitrail. Si cette jument était bizarre, elle n’en était pas moins dangereuse, même si elles se trouvaient toutes deux bien trop haut pour être en sécurité. Qui tenterait de la tuer avec sa gueule d’ange ? Elle se rasséréna avec cette idée, avant de se souvenir que l’autre ne l’avait même pas complimenté sur sa beauté. On avait donc affaire à un cas. Qui pouvait ne pas y penser ? C’était si inconcevable !
« Comment ça ? Tu vis ici ? »

Etait-ce seulement possible de vivre ici ? Dans cet endroit, certes magnifique, mais bougrement isolé. De plus, la ponette avait sur elle une odeur de troupeau. Sans doute qu’il vivait plus loin, là où de là-haut, tout en haut, on l’apercevrait ?

- Oui; depuis ma naissance.

Flamme observa une lueur brillante joviale dans les yeux de la ponette face à elle. Pourtant, elle ne s’en préoccupa pas, trop étonnée de l’affirmation. C’était si improbable, si étonnant qu’elle ne pouvait en avoir le cœur net. Mais pourquoi remettre en cause la réponse de la pie, qui semblait si innocente et gentille ?
- Et toi ? d'où viens tu ?

Après avoir observé une nouvelle fois le panorama magnifique de la montagne, l’ambre plongea ses iris orangées dans les autres, décida de tirer les choses au clair. L’odeur d’équidés accrochée à sa robe tachetée lui mettait des doutes. Et puis, c’était toujours amusant de déceler des mensonges de la vérité, étant elle-même l’une des pires fabulatrices. Elle commençait à s’y connaître, et c’était bien malheureux pour la future mère.
« Ça se voit, non ? Regarde ma croupe, pauvre idiote ! »

Elle se tourna légèrement du côté où apparaissait, telle un signe des dieux, la petite flamme sur sa robe claire. Elle l’adorait, et inlassablement, l’observait, encore et encore. Tout le monde à proximité savait que les Indiens badigeonnaient leurs chevaux. Or, ce lieu était tout de même à une certaine distance des forêts et des montagnes qu’elle connaissait désormais sur le bout des sabots.

- D'accord, c'est très joli.

Flamme sourcilla, étonnée qu’elle n’ait pas relevé sa petite insulte. Mais bon, cette ponette était bizarre, donc peut-être qu’elle se fichait royalement de ce que pensaient les autres d’elles. Cependant, un léger sourire suffisant vint alimenter son visage, toute fière qu’on admire sa petite peinture, bien qu’elle l’ait un peu forcée à regarder. Puis, en un bond, sans se soucier du danger, la pie se rapprocha, jusqu’à se coller à la pouliche. Qui se décala, n’appréciant pas forcément le contact trop proche d’inconnus. Elle avait retrouvé toute sa jeunesse, et son regard pétillait joyeusement :
- Et donc, tu viens d'où ?

Bon. Elle ne connaissait donc pas les indiens, cette petite idiote. Il faudrait donc tout lui apprendre. Dans un soupir d’exagération, elle leva les yeux au ciel, pourtant satisfaite de faire une leçon. Dans un coup de tête, elle montra de ses naseaux le versant où l’on pouvait apercevoir sa chère montagne.
« Là-bas, chez les indiens. Mais tu sais, on peut parler sans pour autant se coller, c’est possible aussi. Je déteste être trop près d’inconnus solitaires. »

La ponette hocha la tête, avec une moue dubitative, qui énerva Flamme. Mais elle affirma tout de même, puis revint se coller à son flanc crème, tout en s’interrogeant :
- Et donc, c'est quoi les indiens ?

La pouliche écarquilla ses yeux, tant étonnée du manque de culture de l’autre, que par son contact perturbant. Elle ne l’aimait pas, mais l’autre semblait pas mal s’en ficher. Elle secoua sa longue crinière orangée, en donnant par la même occasion un coup de crins dans la tête de la pie. Sans en faire exprès, bien évidemment ! Puis, rebelote, s’écarta de nouveau d’un seul pas. Le précipice n’était pas très loin, et cela l’inquiétait, malgré ses airs rebelles.
« C’est une tribu qui vit dans des tipis. C’est tout. Je vis avec eux., elle continua, la voix chargée d’ironie. Par contre, tu pourrais te décaler parce que j’ai pas une envie folle de tomber et de ne pas pouvoir continuer notre si passionnante discussion … »

La pie ne tenta pas de rapprochement, se décala même pour observer le rebord de la falaise. Flamme faillit lui crier de reculer, de peur de ne plus jamais la revoir, puis se ravisa, se disant que l’autre n’avait qu’à faire attention. De plus, son instinct lui interdirait de sauter et de trop avancer. Puis, la ponette releva la tête, puis l’interrogea :
- De quoi ?

La pouliche se retint de la pousser, et de finir une bonne fois pour toute cette ennuyante discussion. Malgré tout, elle appréciait pouvoir se moquer ouvertement de l’autre, qui ne paraissait comprendre mot de tout ce qu’elle disait, surtout quand sa voix était empreinte d’une certaine ironie, et de mépris. Mais la tachetée attendait une réponse, alors l’ambre roula des yeux, une nouvelle fois, puis répondit, faussement énervée, bien qu’un peu quand même :
« Nan, rien. J’ai pas envie de gaspiller ma salive à discuter avec quelqu’un qui n’est même pas intéressé. »

Elle jeta un regard en contre-bas, hésitant à redescendre, sentant que la future mère ne la lâcherait plus. La vue était certes belle, mais peut-être ne valait-elle pas la solitude.

La ponette lâcha une affirmation, mais cela n'étonna pas Flamme. Elle était très étrange, si bien qu'il ne fallait sans doute pas se fier à ce qu'elle pouvait dire. La pie se rapprocha de son allure très bizarre, sautillant à moitié, et faisant des bonds de l'autre. Elle ne se colla pas, pour le grand bonheur de l'indienne, à celle-ci et resta silencieuse quelques instants, fixant l'horizon. Puis, d'une démarche très digne, et d'un ton assez soutenu, elle parla de nouveau :
- Viens. Nous devons monter plus haut.

La pouliche à la crinière de feu la vit joindre le geste à la parole, et escalader avec une certaine difficulté le sommet de la montagne. Après un secouement de tête, et un grognement inaudible, la pouliche la suivit, avec agilité. Elle prit le temps de remercier sa mère de sa race montagnarde. Elle n'avait donc pas besoin de s'accrocher comme elle le pouvait sur le sol rocheux.

Elle doubla la petite, et finit son ascension légèrement avancée. L'air se faisait déjà plus frais, et elle prit le temps de reprendre son souffle. La montée avait été rude, et même si elles n'étaient pas tout en haut, l'indienne ne souhaitait grimper plus, ayant peur pour sa vie. La pente était bien trop raide, et atteindre la cime était dangereuse et inutile. D'un ton posé et dénué d'expression, comme son visage, elle prit la parole, ne pouvant résister à une petite pique :
«Et bien, tu es bien téméraire, pour une mère. Moi qui pensait qu'il fallait avoir quelque chose dans le ciboulot pour donner vie, tu es l'exception à la règle ... »

  La petite ponette lui lança un sourire éclatant, avant de rétorquer :
- Bien sûr que non ! Je ne suis pas la seule, et on se réunit tous les sept jours. Notre club s'appelle "Les écervelées en
cloques", je suis sûre que tu seras la bienvenue si un jour toi aussi tu te retrouve enceinte.

    Flamme comprit instantanément qu'on se moquait d'elle. Premièrement, l'instinct maternel interdisait ce genre de bêtises absolument dangereuse. Même pour une pouliche comme elle, c'était évident. De plus, qui venait ici pour discuter de toutes sortes de puérilité ? La pie était bien trop idiote pour savoir aligner deux phrases intelligentes et non dénuées de sens. La débile continua, sans se rendre compte de l'état de l'ambre qui affichait un rictus méprisant. Puis que d'habitude c'est pour dire ! Elle l'incita à continuer, ses pauvres naseaux rosâtres ancrés tels deux yeux globuleux sur le haut de la montagne.

     L'indienne attendit quelques instants, son regard de feu fixé sur la pie, tentant de déceler une pointe de sarcasme dans sa voix, dans ses gestes. Mais non ! Enfin, elle aurait dû s'y attendre, on n'avait pas affaire à une tête … Ou une tête absolument vide, comme tout ce qu'il y avait autour d'elles, petits être isolés.
"Oh, je me ferais un plaisir de venir … Si elles toutes aussi pathétiques que toi, ça risque d'être tellement enrichissant !"

   Sans lui laisser le temps de comprendre le sarcasme dans sa phrase, si elle avait un minimum de neurones, elle enchaîna :
"Et non, je ne continuerai. Ma vie est bien trop précieuse pour ça, et je ne veux surtout pas me blesser pour une escapade devenue délicate."

    Imaginer sa magnifique robe crème constellée de cicatrices autant que de tâches sur le blanc pelage d'Ozalee lui donnait des frissons. Ce serait un réel gâchis, qui l'entraînerait dans une profonde tristesse. Jamais elle ne pourrait volontairement lui donner des plaies. Ce n'était pas pour rien qu'elle allait tous les matins se baigner dans la partie la moins dangereuse de la rivière. Elle n'avait jamais rechigné à la tâche, ou simplement quand une fine épaisseur de glace recouvrait la surface.

La ponette la fixa, éberluée, ou du moins c'est ce que son expression dégageait. Elle se rapprocha en sautillant, lui demandant par la même occasion  Et maintenant, elle revint comme précédemment, oubliant les menaces qu'elle avait proféré. Elle était sensée partir si elle recommençait à se coller flanc contre flanc. Seulement, ne lui laissant pas le temps de répondre, c'était une vraie pipelette, elle enchaîna :
- Oh, tu as peur. Est-ce que tu as le vertige ? Dis moi, qu'est-ce que ça fait ? Je n'ai absolument pas le vertige moi tu sais, alors je sais pas ce que c'est. Est-ce que c'est juste de la peur ? Est-ce que le vide t'attire ? Te repousse ?

   Flamme laissa échapper un soupir. Si seulement la pie avait le vertige et que le vide l'attirerait, fini ses blablas absolument inutiles qui gâchaient le calme et la beauté de la montagne. Elle était absolument exaspérée par cet énergumène qui lui traînait entre les pattes, ne lui laissant pas une seconde de répit. Et voilà qu'elle continuait à parler, avec cet absurde sourire idiot vissé sur ses lèvres :
- Evidemment que nous sommes toutes pathétiques ! La pitié, c'est très utile tu sais ? Ça peut servir à manipuler les gens, par exemple.

  Dieu qu'elle était tombée sur un cas. C'était tellement pathétique, c'est le cas de le dire, de voir à quel point la race des équidés avait affaire à des chevaux de ce type. On était tombé bien bas, c'en était effrayant. Mais, au lieu de partir au petit trot, et descendre à toute vitesse la montagne, pour retrouver la tranquillité, elle répondit, presque en aboyant :
"NAN ! Nan, j'ai pas le vertige, j'ai juste pas envie de m'exploser le crâne !" Ah, elle avait perdu son sang-froid. Mais elle était si agaçante, avec sa voix de bébé, et son air niais. "Tu sais, on peut manipuler les gens autrement. Avec un minimum de savoir-faire. Tu sais, là, j'ai juste envie de t'enfoncer la tête dans les cailloux, pour plus t'entendre, et pourtant je fais comme si je t'appréciais à peu près."