[EVENT - ACHEVÉ] « Lorsque saignent les rocs »

Lorsque saignent les rocs

EVENT TROUPEAUX

C'était difficile à avouer. A s'avouer à lui-même, surtout. Le Bai ne savait pas bien pourquoi il souhaitait tant protéger ce petit être de chair qui partageait ses sangs, mais le fait était là. Lui, le monstre, la bête damnée, était devenu père. Comme un petit ange aux yeux d’émeraude, Hypérion était apparu pour le tirer des eaux noires.
Il avait refusé que Roses et lui ne quittent le troupeau. Lorsqu'ils étaient partis pour prendre le chemin du retour, ils avaient manqué d'être capturés par des humains, et Atlas se refusait à voir son fils et la jument qu'il se jurait à présent de protéger aux mains de ces créatures. Il aurait pu les raccompagner de lui-même, évidemment, mais ne l'avait pas fait. Au fond, peut-être le fait de ne pas pouvoir laisser le troupeau le temps de faire le trajet n'était-il qu'une excuse, un prétexte pour les garder près de lui ? Ils semblaient apprécier de vivre dans le troupeau. Ils avaient été vite adoptés par la plupart, et étaient en sécurité, ici. Mais Atlas ne pouvait pas négliger l'angoisse de Roses, qui s'inquiétait d'avoir quitté son compagnon et la tribu indienne sans les en avertir.

Le troupeau était paisible, et les gardiens veillaient. Cela faisait quelques jours que rien ne venait perturber la vie de la harde. A part peut-être Flamme, qui semblait décidée à se faire remarquer. Atlas soupçonnait la pouliche de feu d'avoir quelques griefs personnels contre Sunder et Roses, qui, d'ailleurs, semblaient assez bien s'entendre. Il la surveillait plus étroitement qu'aucun autre membre du troupeau, mais il était vrai que ces derniers temps, il l'avait quelques peu délaissée. Encore une fois. Elle avait grandit, depuis son arrivée. Elle quittait peu à peu l'enfance pour devenir une splendide jument. Il sentait que chaque instant la rendait un peu plus dangereuse. Mais cela ne le dérangeait pas ; il admirait la folie qui émanait de la petite princesse. C'était un tableau de maître, qui faisait naître dans la noirceur accrochée à son être un sentiment tenace. Quelque chose qui remuait comme une bête tapie dans les ténèbres. Il s'émerveillait de cette vie si jeune, de cette noire pureté, de cette macabre innocence qu'il pouvait façonner à sa guise. Il était le maître qui ferait de l'esquisse un parfait tableau.

Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, il avait — une nouvelle fois — laissé la pouliche de côté. Aujourd'hui, il était appelé ailleurs, appelé par son propre sang plus que par celui de ses proies. Un sentiment qu'il ne se connaissait plus depuis longtemps. Il voulait protéger son fils, le garder loin de toute menace, de toute noirceur. Étonnant, comme il pouvait à la fois s'acharner à guider la pouliche enflammée vers le fond du gouffre, et à en garder le plus loin possible celui qui était issu de ses chairs. Au rythme de ses pas, ses terres verdoyantes dévoilaient leurs frontières. Il devait s'assurer de leur sécurité. Et puis, une fois cela fait, une fois certain qu'ils seraient à l'abri — Hypérion, et Roses, et Sunder, et tous les autres —, il pourrait se permettre de les laisser derrière lui. De partir en terres indiennes, et de s'assurer que le premier qu'il y trouverait serait en mesure de transmettre des nouvelles de Roses à son compagnon. Il n'avait pas averti la jument de sa démarche ; elle aurait souhaité l'accompagner, pour retourner elle-même parmi la tribu. Mais elle était bien plus en sécurité ici. Et lui-même ne savait pas bien pourquoi il lui venait à l'esprit un tel objectif. Avait-il tant changé, pour un simple poulain, pour une simple jument jaillie hors de la mémoire qu'il maudissait ?

(c) PF

Lorsque saignent les rocs

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Il parvint à la rivière, qu'il longea vers le sud. Plusieurs gardiens patrouillaient déjà dans le nord de ses terres ; il irait le long des terres de l'autre troupeau, puis rejoindrait la frontière des indiens. Le détour, qui visait à surveiller cette portion de territoire, avait un autre but, secondaire mais important aux yeux du pommelé : être seul. S'accorder une poignée de ce sable qui coulait inlassablement vers le bas du sablier. Il se sentait perdu, Atlas. La noirceur qui l'avait gagné, dont il s'était lentement épris tandis qu'elle s'infiltrait en lui et le noyait doucereusement, semblait s'être de nouveau heurtée à quelque chose d'autre. Une volonté plus forte que la faiblesse du laisser-aller, traduite au travers de ce petit être nommé Hypérion. A présent, elles cohabitaient. La lumière de son fils et sa propre ombre. Les ténèbres s'étaient nichés là où l'éclat ne pouvait se rendre. Ils existaient dans un équilibre étonnement tangible, mêlés inextricablement, comme deux facettes complémentaires. Et Atlas, qui encore quelques temps plus tôt n'était que la marionnette de son ombre, était devenu un témoin passif de ce nouvel équilibre.

Un cri déchira le ciel. Atlas s'immobilisa. Là-bas, de l'autre côté de la frontière, quelque part du côté du lac, quelqu'un hurlait. Sa première pensée fut pour Flamme. Avait-elle commis quelque bêtise ? Puis ses muscles se mirent en action, et il franchit dans un vif galop la ligne invisible qui marquait le début des terres de Forêt Noire. Si un danger était tapi si proche de ses propres terres, il devait savoir de quoi il retournait.

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L'image de Forêt Noire s'imposa à son esprit. Ces derniers temps, il lui était arrivé de songer à l'autre dominant du Cimarron. Tantôt avec une vicieuse jouissance, celle-là même qui voulait anéantir, tantôt avec quelques remords de se jouer ainsi que lui. Depuis leur retrouvailles aux Vestiges, la première fois qu'ils avaient conversé en tant que deux dominants, ce même jour où Atlas avait découvert qu'il éprouvait des sentiments pour lui, le colosse n'avait cessé d'en jouer comme d'un pantin. Plusieurs fois, ils s'étaient croisés. Le soir où la folie l'avait mis à genoux, lorsque ces cicatrices n'étaient encore que des plaies sanglantes. Puis de rares fois, à la frontière. Il avait toujours vu en Forêt Noire sa petite marionnette, son divertissement. Il l'avait toujours mené un peu plus loin dans son jeu, attendant patiemment le jour où il le briserait, l'anéantirait. Il l'avait relevé, reconstruit avec un ciment d'illusions, pour que la chute n'en soit que plus vertigineuse. Mais, parfois, ça lui faisait mal d'être ce monstre. Depuis que le petit éclat murmurait en lui à nouveau, ça sonnait faux. Il se souvenait de l'époque où il était encore le fier et jeune Atlas, membre du troupeau du Cimarron, guerrier protecteur et ambitieux. A cette époque, ils avaient été camarades. Presque amis. Il leur arrivait de se trouver ensemble, le temps d'une patrouille, de quelques paroles. Atlas regrettait ce temps, lorsque tout était si simple.

L'odeur du sang le frappa avec une violence inattendue. Il la connaissait si bien. La bête dans son cœur bondit, et se heurta aux chaînes. Il s'arrêta brusquement en découvrant des silhouettes près du lac. Deux équidés semblaient penchés sur une masse inerte.
Un afflux sanguin glaça les veines d'Atlas. Il continua de s'avancer, luttant pour conserver un air aussi impassible qu'à son habitude. Lorsque l'un des équidés — un mâle gris-bleu d'une taille respectable — se tourna brusquement pour lui faire face, le Bai découvrit le corps brun taché de sang, aux longs crins blonds, qui gisait au sol. Forêt Noire.

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Atlas ignorait comment réagir. Lui qui, habituellement, était si à son aise, si follement heureux lorsqu'un corps heurtait le sol, se sentait en cet instant indécis. Il détestait ça. Il avait toujours été impassible face à la mort, quand elle n'était pas de son fait. Mais en ce jour, il se trouvait sur des terres qui appartenaient à d'autres, en présence de deux de ceux-là, le dévisageant. Il se trouvait près du corps ensanglanté de Forêt Noire. Celui qu'il avait tant souhaité voir souffrir, celui qu'il avait tant manipulé. Celui qui cristallisait les regrets de sa démence.

Le mâle bleu rouan lui adressa un regard méfiant et se plaça entre lui et son dominant d'un geste protecteur. Il semblait s'apprêter à lui dire de quitter les lieux, mais fut coupé par un léger mouvement dans l'herbe.
Forêt Noire respirait encore. Il essayait de redresser la tête.

« Atlas ? » murmura-t-il.

L'intéressé ne prêta aucune attention à l'air surpris des deux autres. Il s'avança vers le corps ensanglanté, et le gris-bleu n'eût d'autre choix que de s'écarter pour le laisser approcher.

« Oui. »

Sa voix était étrangement douce. Il aurait voulu lui demander ce qu'il s'était passé, pourquoi son corps portait ainsi les traces d'une lutte. Il reconnaissait si aisément les traces de morsures et de sabots d'un autre cheval. Avait-il été défié pour son troupeau ? Avait-il été vaincu par un prétendant au trône, lui qui avait toujours préféré la voie pacifique ? Mais les mots ne venaient pas. Quelque chose d'autre enflait, quelque chose qui lui était étranger. Après un bref instant, il comprit : c'était de la peine.

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Forêt Noire croisa son regard. Ses yeux étaient un peu vitreux, à l'aube de la mort, dans un visage où ruisselait le sang écarlate. Atlas savait qu'il était condamné. Il avait vu trop de semblables tomber, et mourir, pour ignorer l'avertissement qui prévenait à sa raison d'abandonner toute esquisse d'espoir.

« Allez... Allez chercher le troupeau. » souffla l'alezan.

Les deux chevaux de son troupeau échangèrent un regard perplexe et hésitant. Ils ne voulaient pas laisser leur dominant mourant. Atlas pouvait les comprendre. C'était avec les siens qu'ils devait demeurer dans ses derniers instants.

« J'irais. »

Atlas s'arracha à la vision de l'étalon vaincu et fit un pas en direction de la plaine où se trouvait certainement le troupeau. S'il se dépêchait, peut-être les siens seraient-ils avertis à temps pour lui rendre un dernier hommage avant qu'il ne s'éteigne ?

« Non. Reste, articula Forêt Noire. Dépêchez-vous. Et si vous ne revenez pas à temps... Ma volonté est de réunir les deux troupeaux. Atlas sera mon successeur. »

Sa voix était déformée par le sang, hachurée par ses respirations difficiles. Atlas songea qu'il n'était sans doute plus vraiment en capacité de raisonner. Il avait probablement un bon élément dans son groupe, un cheval de confiance qui pourrait le remplacer. Les deux chevaux hésitèrent encore une seconde, puis s'éloignèrent à toute vitesse.

« Prends soin d'eux, Atlas. Et de toi. »

Le clydesdale eut l'impression que quelque chose s'était glissée en lui et était en train de compresser son cœur.

« Je suis désolé, Forêt Noire. Je... Je t'ai menti.
— Je sais. Je l'ai deviné. »

Le bai ne s'en sentit que plus mal encore. Evidemment, il n'était pas stupide. Il avait compris que le clydesdale se jouait de lui, et pourtant, il ne le lui avait jamais dit. Il ne le lui reprochait même pas. Atlas aurait aimé avoir de telles capacités de pardon. Mais là où Forêt Noire avait toujours été lumière et amour, lui n'était qu'ombre et haine. Là où Forêt Noire lui avait pardonné, il se maudissait.
L'alezan remua faiblement, tentant de se relever. Atlas franchit d'un pas la distance qui les séparaient et appuya sa large tête contre son épaule pour le forcer à rester immobile. Il devait mourir entouré de son troupeau, pas auprès de ce monstre qu'il était. Il devait être patient, s'économiser encore un peu, jusqu'à ce que les siens arrivent.

« Qui a fait ça ? »

Atlas reconnaissait à peine sa voix éraillée. Il déglutit, sans même relever sa tête du corps qui se soulevait encore imperceptiblement.

« Je crois... C'était mon frère. Quand il a su que je t'aimais, que tu étais un mâle, il... »

Il s'interrompit et se mit à cracher du sang. Atlas ferma les yeux et s'appuya un peu plus contre lui. Tout était de sa faute. Entièrement de sa faute. Au final, il avait réussi à le tuer, son petit pantin. Même alors qu'il doutait, alors qu'il repoussait loin de lui le besoin viscéral de blesser, il n'était bon qu'à anéantir. Il se maudissait, il se maudissait tellement. Pourquoi lui ne pouvait-il pas mourir, pourquoi étais-ce à Forêt Noire de partir ? La porte des Enfers était-elle rouillée, ne pouvait-elle plus s'ouvrir aussi facilement que le chemin des anges ?

« Ne sois pas désolé. J'ai eu une belle vie. »

Les mots étaient de plus en plus fragiles. Ils se brisaient dans le sang tandis que la voix de Forêt Noire n'était plus qu'un léger murmure rauque et troublé. La chose qui pinçait le cœur d'Atlas remontait le long de sa gorge.

« Prends soin... De notre troupeau. »

Ses yeux étaient encore tournés vers le clydesdale, mais ils ne voyaient plus. Son flanc ne se soulevait que lorsqu'il crachait encore un peu plus de sang. Accroche-toi, ton troupeau est en route. Il devait résister, il devait se battre encore quelques secondes, quelques minutes.

« Ne m'oublie pas.
— Jamais. »

Il savait que Forêt Noire était terrifié. Qui ne le serait pas ? L'inconnu lui faisait face, drapé d'un noir sommeil sans fin. Il plia les genoux et s'allongea contre lui. Il aurait voulu lui transmettre la force de lutter un peu plus longtemps. Après tout ce qu'il avait gâché, toute la souffrance qu'il avait mené jusqu'à lui, il lui devait bien cela. Il le sentait faiblir un peu plus à chaque instant.
Sa vie entière était jonchée de cadavres. Elle n'avait jamais été qu'un long champ de bataille. Depuis sa génitrice qu'il n'avait jamais connu, jusqu'à l'alezan ensanglanté, il avait toujours brûlé tous ceux qui l'approchaient. Peut-être n'était-il rien d'autre qu'une flamme échappée des Enfers ? Il se souvenait de chaque corps sur son chemin. Anéantis, brisés, sanglants. Sa génitrice, la mère qui l'avait élevé, ceux morts dans l'obscurité du navire, son humain, chaque semblable qu'il avait abattu dans les arènes. Et le Gris, ce père qu'il n'avait jamais eu et qu'il avait tué. Et tous ceux qu'il avait froidement massacré, tous ceux qui avaient croisé la route de sa folie. Même l'ombre brisée du poulain qui avait été victime de Flamme. Tous rongeaient sa mémoire comme des cicatrices bien plus profondes que celles qui marquaient son corps. Forêt Noire se nicherait bientôt près d'elles, là où résidaient ses larmes muettes.
Quelque chose d'humide traça un sillon sur sa joue. Il crû qu'il s'agissait d'une goutte de sang. Puis il réalisa que la chose dans son cœur venait de s'échapper.

(c) PF

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