[ÉVENT - ACHEVÉ] "Aux prémices des lendemains"

Okiwotahena trébucha. Il déclencha une avalanche de petits gravillons qui vinrent pleuvoir sur Harmonie. La pouliche baie se mit à pester contre le malheureux pie, qui s'en empourpra aussitôt et marmonna timidement quelques confuses excuses. La scène aurait pu paraître habituelle à n'importe quel Lakota si les deux jeunes chevaux ne se trouvaient pas au cœur de la longue procession qui gravissait la montagne, chargés de divers paquetages.
Anoki avançait précautionneusement. Contrairement à son incorrigible fils, il n'était pourtant pas connu pour être maladroit. Il passait même pour l'un des meilleurs de la tribu quand il s'agissait d'avoir un pied sûr. Mais il préférait se concentrer sur ses pas plutôt que sur la douleur qui lui mordait le poitrail, plutôt que sur la colonne de chevaux et d'humains en exil cherchant abri dans la roche. Il sentait sur son dos le poids léger de l'enfant qu'il portait. Bidziil s'était opposé à ce qu'il ai à porter quoi que ce soit, mais le kerry bog ne lui avait pas laissé le choix.

Le petit cavalier émit un piaillement aigu qui fit redresser la tête à sa monture. Un petit rassemblement grossissait là où s'étaient arrêtés les premiers de la file. Quelques murmures excités fusaient ici et là ; étaient-ils enfin parvenus à leur destination ? N'étais-ce encore qu'une simple pause ? Leur marche semblait interminable. Le soleil s'élevait inexorablement, et la montagne paraissait plus grande encore à chaque pas.
L'enfant bondit à terre avant même qu'Anoki ne soit parvenu au milieu des autres. Le kerry bog ronfla des naseaux et entreprit de suivre le petit humain qui courait vers le rassemblement. Le voyant rejoindre une femme qui le prit dans ses bras, il fut rassuré sur son sort et entreprit d'observer ce qu'il advenait.

Il reconnu l'endroit où ils se trouvaient, et sut aussitôt que leur périple s'achevait. Le soleil brillait sur le lac aux eaux cristallines. La cuvette était abritée des vents du nord par la paroi rocheuse qui la surplombait, et où le temps avait creusé une vaste grotte. Anoki soupira au souvenir des jours heureux qu'il avait, dans une autre vie semblait-il, passé ici même. Lorsqu'il connaissait à peine Bidziil, lorsqu'il s'était attaché à lui sans se douter qu'il deviendrait son inséparable partenaire. La cuvette n'était à l'époque qu'un terrain de jeu où ils forgeaient librement le lien qui les uniraient à jamais. Le kerry bog ne réalisait qu'à présent qu'il n'était plus revenu ici depuis bien longtemps. Il croisa le regard de son cavalier, et comprit qu'il pensait à la même chose. Anoki secoua faiblement sa crinière, réprimant une grimace douloureuse, et rejoignit Bidziil.
Entouré d'un groupe de guerriers, il donnait des consignes. Anoki s'arrêta près de Leiter, la monture du chef des nomades. Ils s'étaient à peine échangés quelques mots avant le départ. Le kerry bog n'avait pas de grief personnel contre lui, mais il s'était mêlé à la foule pour y disparaître. Il ne souhaitait parler à personne. Il fut d'ailleurs soulagé que nul ne relève son arrivée, à l'exception de Bidziil qui glissa une main discrète sur son flanc. Les esprits étaient concentrés sur le travail à accomplir, embrouillés par la nervosité ambiante. Le petit rassemblement autour de Bidziil se dissipa lorsqu'il donna à ses guerriers la consigne de vérifier la sûreté des environs. L'instant d'après, un groupe mené par Sunka Ushte disparaissait dans la grotte obscure, tandis que Perched Owl guidait le sien vers les abords de la cuvette. Le chef se tourna enfin vers sa monture, et lui caressa doucement le chanfrein.

"Tout ira bien, Anoki. Nous reconstruirons." murmura-t-il.

Et le cheval appuya son nez contre la paume de l'humain, sachant qu'il parlait pour se rassurer lui-même autant que sa monture.

On avait fait grincer la porte de l'enclos avant même que l'aube n'en éveille les occupants. A la lueur des étoiles, on avait harnaché les chevaux. Là-bas, dans la pénombre, deux cavaliers Lakotas patientaient, et leur visage fermé n'était parvenu à dissimuler l'anxiété que traduisait leur corps. Dans l'air planait un lourd silence, rompu seulement par le tintement des boucles de fer qui s'entrechoquaient, et ici et là, un murmure inquiet. Ce matin-là, l'aube s'était levée sur leur départ muet.

Dans le petit groupe, les chevaux avaient échangé des regards en essayant de glaner quelques informations. Que ce passait-il ? Que faisaient là ces Lakotas, pourquoi avait-on harnaché bon nombre des chevaux les plus robustes de bâts vides ? L'inquiétude luisait dans les yeux, criait dans ce léger ronflement de naseaux. Mais ceux qui savaient se taisaient. Ils se muraient dans un silence terriblement loquace et tangible, auquel Némésis, bien qu'en ignorant la raison, s'était joint avec circonspection. Peu à peu, même les plus agités avaient plongé dans le mutisme qui accompagnait leur marche. Il n'était demeuré que cette lourde atmosphère d'angoisse.

Ils n'avaient eu l'explication à leur voyage qu'en parvenant au lieu où s'était rassemblée la tribu Lakota. Desmond avait échangé quelques mots avec leur chef. Némésis se souvenait encore de toutes les richesses qu'ils exhibaient fièrement autrefois, lorsqu'elle venait en compagnie d'un groupe de nomades. Ils étalaient devant les commerçants toutes sortes de parures ornées de perles, des fourrures de qualité, des poteries réalisées par d'habiles mains. De tout cela ne demeuraient que les maigres possessions dont l'on chargeait les chevaux. Bien triste rappel de la nature éphémère de toute chose.
Ils avaient repris leur longue procession, accompagnés cette fois de la tribu. Nomades et Lakotas se mêlaient dans la file interminable qui avançait au rythme lent des humains à pieds. Tous espéraient se diriger vers un avenir meilleur. Mais, même alors que le soleil était à présent haut dans le ciel, il demeurait autour d'eux une noirceur oppressante qui ne laissait présager que de nouvelles épreuves.

Décharger les bêtes fut bien moins long que l'avait été le contraire. Les humains paraissaient ragaillardis par la fin de leur courte exode. A présent, ils s'interpellaient, échangeaient des consignes, pointaient du doigt ceci et cela. Les enfants s'éloignaient, leurs grands yeux plein de curiosité, en quête des merveilles de leur nouveau chez-eux. Mais leurs parents veillaient à les garder sous leur regard, et même les chevaux indiens participaient lorsqu'il était question de ramener un jeune imprudent trop aventureux. Némésis observait leur manège avec un léger sourire bienveillant. Il était bon de voir que l'enfance lumineuse n'était jamais atteinte bien longtemps par le malheur. Les esprits étaient désormais occupés par la reconstruction d'un abri. Un nouveau chez-soi, qui n'inspirait qu'optimisme et volonté. Malgré les épreuves, cela représentait un bref répit dans le cours de la douleur. Il demeurait encore un avenir.

La petite escouade des nomades prêtait main forte aux Lakotas pour remonter les quelques tipis qui leur demeuraient. Sous l'oeil aiguisé des femmes qui donnaient leurs consignes, les hommes dressaient les hautes piques de bois, se faisant vertement chahuter s'ils se montraient trop peu consciencieux. Un peu plus loin, Desmond s'entretenait avec un groupe. La jument baie reconnu avec quelques difficultés Bidziil, le chef indien. Elle ne lui avait guère prêté attention jusque-là, et fut secouée de constater les changements qui s'étaient opérés en lui. Elle s'en souvenait comme d'un homme fier, robuste et chaleureux, et ne voyait à présent plus qu'un vieil indien las de se demander quel serait le prochain malheur à s'abattre. Une brûlure toute récente traversait son torse comme la griffure d'un diable. A ses côtés se tenait sa monture, un bel animal noir qui s'était toujours montré très sympathique et avenant lors de leurs rencontres, et qui, désormais, n'était lui aussi plus que l'ombre de ce qu'il avait pu être. Bien plus que la vaste étendue brûlée sur son poitrail, c'était son regard terne et vide qui pinçait le cœur de Némésis. Qui pouvait dire ce que ces deux-là traversaient ? C'étaient des temps bien sombres pour les Lakotas, et il devait peser un poids infini sur les épaules de leur chef.

"Cela fait si longtemps qu'ils défendaient leur village contre les soldats..."

Némésis tourna la tête vers l'imposant cheval pommelé qui s'approchait d'elle. Alastar affichait un air peiné, qui n'entachait en rien l'aura de noblesse et de force qui se dégageait de lui.

"Les en voilà chassés d'une bien triste manière." soupira-t-il en s'arrêtant près de la jument.

La clydesdale hocha doucement la tête. Si elle n'avait jamais connu les combats de l'époque où les soldats affrontaient encore les Lakotas, elle en avait, comme chacun, entendu des échos. Elle les avait ressentis, même, au travers de ces tensions qui grondaient toujours malgré les temps de paix. Dans le Cimarron, chacun savait que la guerre reprendrait tôt ou tard, et que les relations que tentaient de tisser ces séculaires ennemis étaient vouées à être jetées aux vents. Les humains avaient leurs mystères. C'était une espèce belliqueuse, qui retrouvait inlassablement ses plus bas instincts lorsque l'orage grondait. Et les temps actuels s'obombraient de noirs nuages. Mais plus implacable encore étaient les éléments. Les Lakotas, si féroces guerriers furent-ils, n'avaient rien pu faire pour se protéger de la terrible puissance de la nature.

"Crois-tu vraiment que ça n'était qu'un accident ?" répondit sombrement Alastar à la réflexion qu'elle en fit.

Némésis dévisagea son camarade, les sourcils froncés en un rictus d'incompréhension. Le grand mâle gris affichait une mine renfrognée qu'elle devinait découler d'un savoir qu'il possédait, et qu'elle n'avait pas.

"Qu'entends-tu par là ?
- J'ai parlé avec quelques chevaux Lakotas. Selon eux, il y avait un cavalier près du village."

C'était une de ces rumeurs qui courent comme le torrent descend de la montagne : elle s'ébruitait entre les groupes d'équidés murmurants sans qu'aucun obstacle ne puisse arrêter son flot déchaîné. Sur son passage, il n'y avait que les plus mornes et insensibles pour demeurer de marbre. Les visages se tiraient, les sourcils se fronçaient, tantôt curieux, incrédules, moqueurs ou inquiets. On pouvait même entrevoir autour de certains l'affolement qui tournoyait comme un vautour quêtant pitance.

"Sont-ils certains qu'il ne s'agissait pas d'un des leurs ?" s'enquit gravement Némésis.

Elle ressentait elle-même le léger picotement de l'inquiétude. Elle était bien entendu peinée par la situation des Lakotas, mais ses anxiétés n'étaient pas uniquement dictées par ses sentiments ; qui pouvait certifier que cet ennemi n'allait pas causer du tord, même indirectement, aux nomades ? Le Cimarron vivait des temps paisibles. Un conflit, même si son groupe n'y était pas mêlé, aurait forcément des répercussions sur les activités commerciales. Les nomades n'hésiteraient pas à se séparer de certains de leurs chevaux si la situation l'exigeait, ou même à diminuer les rations et leur imposer un rythme de travail bien plus épuisant. Et à cela se rajoutait l'aigreur des humains qui se montraient toujours plus violents lorsque les choses n'étaient pas à leur avantage.

"Il a été vu par deux chevaux, et ils soutiennent qu'il s'agissait bien d'un intrus visiblement mal intentionné. L'un d'eux était Mahpiya, la jument de leur futur chef. Si ça avait été un indien, elle l'aurait reconnu."

Alastar ne se départait pas de sa voix calme et assurée. Mais Némésis faisait partie des rares capables de sentir son inquiétude derrière ses airs sereins et rassurants. Elle connaissait bien le grand trait irlandais, plus parce qu'ils étaient tous deux empreints d'un même tempérament que par leur proximité.

"Et les humains ? En sont-ils avertis ?
- Le cavalier de Mahpiya l'aurait vu, mais il a été gravement blessé et est inconscient. Elle-même est encore sous le choc, et elle s'est terrée dans le silence après avoir parlé de cet intrus."

Némésis suivit son regard vers une jument qu'elle ne reconnu pas immédiatement. Elle connaissait pourtant Mahpiya presque aussi bien qu'Anoki, puisqu'ils étaient tous deux souvent présents pour les accueillir lorsque les nomades venaient pour affaires. La belle pie avait à présent un poil noirci de suie, et d'imposantes brûlures y imposaient leur droit. Son encolure, autrefois dotée d'une abondante crinière, était décharnée et n'était plus couverte que par quelques touffes de crins éparses grossièrement coupées court.
La nomade songea qu'il n'y avait que deux sortes de gens qui osaient s'attaquer aux Lakotas. Les premiers, et elle espérait que ce fut le cas, étaient ceux qui étaient certains de ne jamais être pris. Les seconds, eux, étaient certains de posséder suffisamment d'armes et d'hommes pour combattre ces guerriers-nés.